Violences scolaires, des violences entre adultes ?
La dégradation du climat scolaire tient moins à une montée des tensions entre élèves qu’à la détérioration des relations entre adultes. Extraits de « Zéro pointé » (2024).
La question de la violence à l’école revient régulièrement dans l’actualité. À rebours des explications simplistes, des effets d’annonce et des solutions à court terme, Éric Debarbieux se penche sur le traitement de ces problèmes par la société française depuis 40 ans dans Zéro pointé ? Une histoire politique de la violence à l’école.
Publié en janvier 2024 aux éditions Les liens qui libèrent, l’ouvrage déconstruit un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, dans l’extrait ci-dessous, on voit que la dégradation du climat scolaire ne tient pas tant à une montée des tensions avec les élèves qu’à une détérioration des relations entre adultes.
Comment ont évolué le climat scolaire et la victimation des personnels des collèges et lycées ces dernières années ? Pour répondre à cette question, je dispose d’une enquête passée en 2013 et reproduite en 2022, permettant une comparaison dans la durée ; c’est une des seules bases de données disponible pour une telle période. Elle concerne un peu plus de 29 000 répondants et a été passée avec l’aide des Autonomes de solidarité laïque et de la Casden, deux piliers de l’économie sociale et de l’école publique. En voici les principaux résultats. Ils sont cruels et paradoxaux.
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Le climat scolaire s’est fortement dégradé entre 2013 et 2022, d’après les personnels des lycées et collèges, passant de 38 % à 51 % d’insatisfaits soit plus de la moitié des personnels. Les répondants exerçant en lycées professionnels sont les plus insatisfaits (56 % contre 41 % au lycée d’enseignement général et technique et 54 % en collège).
Mais qu’est-ce qui s’est dégradé ? Est-ce qu’il s’agit de ces sales petits sauvageons qui sont de plus en plus irrespectueux ? Eh bien que nenni !
La relation aux élèves ne s’est pas détériorée et reste à un niveau positif, ce qui est d’ailleurs en accord avec les enquêtes nationales de climat scolaire auprès des élèves. Ainsi, dans nos enquêtes, 80 % des répondants en 2022 pensent que la relation entre enseignants et élèves est bonne ou plutôt bonne, contre 78 % en 2013. Le sentiment d’être respecté par les élèves reste très majoritaire (84,5 %), pour toutes les catégories de personnel.[…]
Ce qui est le plus significatif dans cette enquête renouvelée à dix années d’intervalle est un véritable effondrement de la qualité des relations entre adultes, en lien avec une remise en cause très forte des hiérarchies, tant proche que lointaine.
Ce qui me frappe depuis des années quand je me rends dans un établissement scolaire qui me demande d’aider à agir contre « la violence », c’est que, la plupart du temps, on ne me parle pas des élèves. Tous ceux qui interviennent avec moi sur ce sujet, par exemple mon vieil ami Antoine Darnal, avec qui j’ai écumé pendant trois ans entre 2014 et 2017 les établissements de la Seine-Saint-Denis, notent que ce qui est en jeu est d’abord la relation entre adultes. Cela est tout aussi vrai dans les établissements plus huppés avec lesquels j’ai pu travailler ces dernières années – divers lycées français à l’étranger. Si les élèves sont en cause, c’est de manière indirecte, pour reprocher aux autres adultes, particulièrement à la direction ou à la vie scolaire, de ne pas suffisamment faire régner l’ordre et la discipline. Le chef ne punit pas assez, le chef est du côté des élèves, le chef est du côté des parents… Cela touche surtout les relations entre les enseignants et la hiérarchie proche, représentée par les chefs d’établissement.
Près de la moitié des personnels interrogés (48 %) perçoivent une mauvaise qualité de la relation enseignants/direction, en augmentation de 14 % par rapport à l’enquête précédente. L’augmentation des conflits d’équipe est avérée, avec une baisse de la solidarité : l’équipe est jugée peu ou pas solidaire par 41 % des répondants en 2022 contre 34 % en 2013. Ces conflits prennent place autour du sentiment d’une discipline mal appliquée passant en 2022 à 55 %, contre 44 % en 2013. Ils s’expriment aussi par une augmentation des réponses à la question sur le rejet subi de la part d’au moins une partie du personnel qui passe de 18 % des réponses à 31 %.
Eh oui, on se bouffe le nez dans bien des établissements scolaires ! Et on se bouffe le nez bien plus qu’avant. C’est bien gentil de dire qu’il faut travailler en équipe, que tout vient du collectif, mais dans ces conditions parfois explosives comment fait-on ? Cela n’est pas particulier à l’école sans doute et les milieux politiques, professionnels, médiatiques témoignent de cette difficulté à vivre ensemble. Autant que les tristes résultats des élections européennes ou les lugubres discours de bien des ministres de l’Intérieur…
Dans le milieu clos des établissements scolaires, cela se reporte sur l’évolution des victimations déclarées par les personnels qui sont bien plus souvent qu’avant des victimations entre personnels… La question du harcèlement moral est devenue centrale. On passe en effet de 11 % à 20 % de répondants s’estimant harcelés. Près d’un sur cinq estime avoir été harcelé en 2022 contre un peu plus d’un sur dix en 2013.
Très majoritairement ce harcèlement supposé n’est pas exercé par les élèves ni même par les parents, mais d’abord par d’autres professionnels de l’éducation nationale : dans plus de 43 % des cas rapportés, ce harcèlement serait exercé par la direction quand il s’agit des enseignants et à plus de 36 % par d’autres membres du personnel quand il s’agit des directions. Dans 14 % des cas il s’agirait de parents (ce qui veut dire en fait qu’environ 3 % des personnels disent subir un harcèlement du fait des parents et 8 % par des professionnels).
La relation aux parents, problématique depuis longtemps, est fortement mise en cause par une partie des personnels. Le sentiment d’être respecté par ceux-ci reste cependant majoritaire – pour 69 % des répondants. C’est un vieux débat que celui de la coupure entre l’école et les familles. Il est cependant tout à fait intéressant, contrairement aux représentations communes, de noter que dans notre enquête ce sont les personnes travaillant dans les quartiers les plus sensibles (en Rep+) qui se disent les plus respectés par les parents (78 % vs 68 % ailleurs).
Mais le discours contre « les familles » est cependant prégnant et s’exprime avec une forte rancœur dans certains des propos recueillis, dont voici quelques extraits :
« Les chefs d’établissement ne soutiennent plus les professeurs et vont toujours dans le sens des familles et des élèves (le #pasdevague règne). »
« L’éducation est devenue un produit de consommation courante comme n’importe quel produit, il faut cesser cela. »
« Pouvoir contraindre les familles, car elles ont tout pouvoir aujourd’hui et on ne peut rien mettre en place pour les responsabiliser. »
« Redonner le pouvoir de décision aux professeurs, et non aux familles. »
Éric Debarbieux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.