Incendies à Los Angeles : le tissu urbain et social en proie aux flammes

Les incendies en Californie du Sud se produisent dans un environnement marqué à la fois par une croissance urbaine rapide et par de profondes inégalités sociales.

Jan 26, 2025 - 21:43
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Incendies à Los Angeles : le tissu urbain et social en proie aux flammes
Une maison détruite par le feu dans le quartier de Pacific Palisades à Los Angeles (États-Unis), le 11 janvier 2025. Arprince/Shutterstock

Les incendies massifs qui ravagent Los Angeles et sa banlieue génèrent un grand bruit médiatique par leur ampleur et par la notoriété de certains sinistrés, stars d’Hollywood. La Cité des anges, qui a souvent été en proie aux flammes, n’a pas su endiguer la catastrophe, qu’ont aggravée la croissance urbaine et les inégalités structurelles au sein de la population.


La tempête de feu qui touche la région de Los Angeles depuis le début du mois de janvier 2025 est exceptionnelle par son étendue (près de 12 000 maisons et de commerces détruits et 150 000 personnes évacuées), par le nombre de victimes (un peu plus d’une vingtaine de morts), ainsi que par sa couverture médiatique, liée en partie aux célébrités concernées.

Cet événement est sans précédent car il éclate en plein hiver. Il découle de conséquences bien documentées liées au changement climatique. Deux saisons particulièrement arrosées en 2022-2023 ont favorisé la pousse rapide de la végétation et ont été suivies d’une saison estivale particulièrement sèche. Les vents violents chauds et secs de Santa Ana, qui soufflent depuis le désert au nord-est de Los Angeles ont alimenté le feu et propagé les braises. Un scénario qui s’était déjà produit en 1968, et qui avait alors été décrit ainsi par la journaliste et romancière américaine Joan Didion :

« Il y a quelque chose d’inquiétant dans l’air de Los Angeles cet après-midi […]. Cela signifie que ce soir, Santa Ana commencera à souffler un vent chaud du Nord-Est qui descendra par les cols Cajon et San Gorgonio, soulevant des tempêtes de sable le long de la Route 66, asséchant les collines et les nerfs jusqu’à l’embrasement. »

Fumées d’un feu de forêt sur des collines
Feu de forêt dans le quartier de Pacific Palisades à Los Angeles, le 8 janvier 2025. Eley Archive/Shutterstock

La Cité des anges… et des grands feux

En 1995, le chercheur Mike Davis, spécialiste de l’histoire de Los Angeles, rappelait que les incendies font partie de l’histoire urbaine de la ville. Le plus meurtrier est survenu à Griffith Park, au nord d’Hollywood en 1933. Provocant, mais avec une méthode rigoureuse, son article intitulé « The case for letting Malibu Burn » (1995) (« Pourquoi il faut laisser Malibu brûler ») permet de recontextualiser les événements de 2025 :

« Le littoral accidenté de 35 km de long est ravagé, en moyenne, par un grand incendie […] tous les deux ans et demi, et tout l’ouest des Santa Monica Mountains a brûlé trois fois en un siècle. Au moins une fois par décennie, un incendie dans le chaparral (maquis formé par des buissons et des arbustes) se transforme en une terrifiante tempête de feu qui consume des centaines de maisons dans une marche inexorable à travers les montagnes jusqu’à la mer. Depuis 1970, quatre holocaustes de ce type ont détruit plus d’un millier de résidences de luxe et infligé près d’un milliard de dollars de dégâts matériels. »

Depuis ceux survenus en 2009, dans les montagnes San Gabriel au nord de Los Angeles, les grands feux qui touchent la région rappellent les vulnérabilités dues à la croissance urbaine, qui a notamment vu apparaître de très nombreuses maisons dont la structure est faite de bois, plus adapté au risque sismique. Le nombre d’habitants directement concernés par ces catastrophes naturelles est considérable : près de 2 millions en 2020 (cf. figures 1 et 2). L’identité de la ville est profondément marquée par l’omniprésence de la nature dans le paysage urbain. Les incendies provoquent, outre le bilan humain, d’importantes pertes de biens et d’animaux et l’évacuation de nombreux quartiers.

Figure 1. Population concernée par les incendies depuis 2009. Fourni par l'auteur
Figure 2. Localisation des feux de plus de 20 ha depuis 2019, quartiers (census tracts) affectés et grands programmes résidentiels. Carte intéractive disponible en ligne, Fourni par l'auteur

La Californie, État pionnier dans la régulation environnementale

Pourtant, la Californie est proactive dans la construction d’un cadre réglementaire environnemental et d’aménagement urbain. Les premières mesures ont été prises en 1970, alors que Ronald Reagan était gouverneur de l’État, via la loi California Environmental Quality Act (CEQA), qui impose des études d’impact environnemental sur les projets d’aménagement. Son amendement en 2007 intègre les émissions de gaz à effet de serre (GES).

Le Global Warming Solution Act (2006) voté sous Arnold Schwarzenegger, gouverneur républicain lui aussi, contraint les politiques publiques à réduire les GES. Sa mise en œuvre se manifeste notamment par la création de plans de zonage en fonction des besoins de logement, une plus forte densification et le développement des transports en commun afin de réguler l’étalement urbain.


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Les codes de la construction et de la prévention des feux ont été amendés en 2019, avec l’imposition de règles strictes dans les zones à risque (distances minimales entre habitations, obligation d’employer pour la construction des matériaux résistants au feu). Mais ces politiques butent sur l’austérité des finances publiques locales : une loi de 1978 limite drastiquement les capacités de financement des services publics et de secours. De plus, pour les comtés (c’est-à-dire les juridictions administratives des zones les moins urbanisées qui ne sont pas rattachées à une municipalité), la construction de grands lotissements planifiés dans les périphéries assure la croissance démographique et, donc, de nouvelles recettes fiscales.

Croissance urbaine et vulnérabilité

La croissance urbaine est pourtant un facteur qui aggrave significativement la vulnérabilité de la Californie du Sud, qui compte 19 millions d’habitants (9 millions pour le comté central de Los Angeles). Et cette croissance n’est pas près de s’arrêter : l’Agence régionale de planification (SCAG) prévoit, à l’horizon 2029, la construction de 1,3 million de logements supplémentaires.

Si la crise du logement est notable dans les zones centrales de la métropole, où les loyers exorbitants évincent les populations modestes, une partie de l’offre continue de se développer en périphérie, sous la forme de lotissements planifiés. Mike Davis écrivait dans l’article susmentionné :

« La population […] du corridor Calabasas-Agoura Hills – le creuset de presque toutes les tempêtes de feu de Malibu – a triplé depuis 1970 […]. Deux nouveaux mégadéveloppements (Newhall Ranch et Ritter Ranch), totalisant 32 000 logements, commenceront bientôt à être construits dans les vallées de Santa Clarita et de Leona, au nord du comté de Los Angeles, où l’environnement est sensible et propice aux incendies. »

Dans les zones évacuées en 2025, les prévisions d’augmentation de nombre de logements entre 2021 et 2029 sont de + 3,5 % à Calabasas, + 13 % à Santa Clarita (qui sont des municipalités), et + 28 % dans le reste des zones non municipalisées (donc du ressort du comté) telles qu’Altadena. Depuis 2009, les feux ont souvent affecté des lotissements récents (en particulier dans l’ouest et le sud de Los Angeles cf. figure 2). Les modalités du développement du bâti périurbain mettent en évidence des vulnérabilités multifactorielles.

Vue aérienne d’un aqueduc à l’extérieur de Los Angeles. Shutterstock

De plus, les conditions de l’urbanisation dépendent de l’eau, une ressource rare et précieuse dans la région. Les droits d’accès à l’eau sont répartis entre une centaine d’organismes, districts spéciaux et entreprises privées. Le développement politique et économique de Los Angeles s’est d’ailleurs construit depuis le XIXe siècle sur la maîtrise de l’adduction d’eau, avec des systèmes d’aqueducs qui occasionnent de violents conflits entre la ville et les intérêts privés. L’autonomie de certaines municipalités, comme Santa Monica, émane de leur volonté d’indépendance pour contrôler leur ressource en eau.

Par ailleurs, les réseaux sont vétustes et sous-financés, de sorte que l’eau a manqué pour les secours début janvier. En effet, le réseau hydrique est fait pour supporter des incendies à l’échelle de bâtiments individuels et non de feux massifs.

Les ressources en eau sont surtout consommées pour les espaces verts (notamment les terrains de golf), l’agriculture et l’industrie. La concurrence des services dans les enclaves privées riches et la fragmentation locale des droits d’accès à l’eau sont au cœur des débats quand surviennent les incendies.

Inégalités socio-économiques : différents seuils de vulnérabilité face aux incendies

Mike Davis analysait déjà la portée des incendies via le prisme de la justice sociale :

« Défendus en 1993 par la plus grande armée de pompiers de l’histoire de la Californie, les riches propriétaires de Malibu ont également bénéficié d’un éventail extraordinaire d’indemnités en matière d’assurance, de réglementation dans l’utilisation des sols, et d’aide aux sinistrés, ainsi que d’une couverture médiatique obsessionnelle. »

L’analyse socio-économique des quartiers affectés par les feux depuis 2009 montre que deux profils sont régulièrement représentés. D’une part, des quartiers blancs et riches aux valeurs immobilières très élevées (cf. figure 3), dont la majorité des résidents sont des Blancs non hispaniques (61 %), appartiennent à une classe sociale aisée (au revenu médian de 164 000 dollars/an), sont propriétaires (83 %) ou vivent dans des zones denses où ils louent un logement dans des condominiums. À Pacific Palisades, en 2025, la valeur moyenne des maisons détruites avoisine les 3 millions de dollars.

Figure 3. Carte des valeurs immobilières à Los Angeles en 2022. Fourni par l'auteur

D’autre part, les feux affectent également des quartiers de classe moyenne et mixtes sur le plan ethnoracial d’après les catégories du recensement étatsunien. Les revenus de ces résidents sont supérieurs à la moyenne (de l’ordre de 107 000 dollars) et la majorité d’entre eux sont propriétaires (65 %) dans des zones où les valeurs immobilières correspondent à la valeur moyenne angeline (700 000 dollars) ; et les communautés hispaniques et noires sont relativement nombreuses (cf. figures 4 et 5). Altadena constitue un cas caractéristique d’une localité périphérique historique non municipalisée de Los Angeles où une proportion d’individus afro-américains (30 % en 2000, 18 % aujourd’hui) de classe moyenne sont propriétaires.

Figure 4. Carte des lieux de résidence de la population afro-américaine à Los Angeles en 2022. Fourni par l'auteur
Figure 5. Carte des lieux de résidence de la population latino et hispanique à Los Angeles en 2022. Fourni par l'auteur

Ainsi, la capacité de résilience (reconstruction et relogement) variera selon les profils des quartiers. L’exacerbation de la crise du logement, déjà intense sur le marché angelin, est également très probable, avec une envolée des prix des loyers. La question des assurances est, de ce point de vue, cruciale. Depuis 2022, les primes d’assurance augmentent et les compagnies privées annulent des contrats dans les zones à risque d’incendie – ce à quoi les autorités tentent de s’opposer. Certains habitants ont ainsi recours à une couverture publique de l’État de Californie (FAIR : Fair Access to Insurance Requirements) qui couvre 20 % des biens dans les zones à risque.

Dans ce contexte, la reconstruction sera plus facile là où les valeurs foncières sont élevées, ces valeurs ne baissant pas malgré les incendies. D’ailleurs, l’actuel gouverneur de la Californie, le Démocrate Gavin Newsom, a levé les restrictions environnementales imposées par la loi CEQA pour accélérer la reconstruction, et la maire de Los Angeles, Karen Bass, elle aussi membre du Parti démocrate, a autorisé l’installation temporaire de tiny houses et de camping-cars sur les terrains ravagés, en attendant la reconstruction de logements pérennes.

Des conséquences à bas bruit

Si certaines conséquences des incendies, comme les très nombreuses maisons réduites en cendres, sont immédiatement visibles, d’autres effets, qui opèrent à bas bruit, ne le sont pas encore mais pourraient bien, à moyen terme, avoir un impact négatif majeur sur la structure socio-économique de l’agglomération urbaine.

Les quartiers résidentiels de Pacific Palisades étaient aussi des lieux d’emplois, principalement domestiques. Des milliers de travailleurs du secteur des services à la personne (jardiniers, nettoyeurs de piscine, garde d’enfants…), qui habitent dans d’autres quartiers de la ville, ont perdu leur emploi et seront durablement affectés. Particulièrement touchée, la communauté hispanique et latino, comptait près de 10 000 personnes employées à Pacific Palisades et plus de 20 000 dans la zone concernée par le feu Eaton.

Ces effets, encore imperceptibles, tranchent avec les images spectaculaires relayées par les médias ou par les publications Instagram des célébrités qui filment leurs propriétés en proie aux flammes. À l’instar d’autres événements climatiques de grande ampleur – comme le cyclone Chido à Mayotte –, l’étendue de la catastrophe ne se découvre souvent qu’après-coup…The Conversation

Renaud Le Goix a reçu des financements de l'Institut Universitaire de France (IUF).

Céline Vacchiani-Marcuzzo a reçu des financements de l'ANR