RedNote ou les réfugiés du “scroll”

RedNote ou les réfugiés du “scroll” hschlegel ven 24/01/2025 - 16:00 En savoir plus sur RedNote ou les réfugiés du “scroll” Le Petit Livre rouge, ça vous dit quelque chose ? Pas le manuel maoïste des années 1960, l’autre : cette application dont tout le monde parle depuis une semaine ! À sa création en 2013, rien ne la destine au succès planétaire. Alors appelée sobrement « Hong Kong Shopping Guide », c’est une plateforme de recommandations à destination des touristes chinois. Elle prend de l’ampleur dans les années 2020, jusqu’à être qualifiée de « réponse chinoise à Instagram », non sans s’être au passage renommée « Xiǎohóngshū », qu’on peut traduire par « Petit Livre rouge »… et « RedNote » dans sa version anglaise. [CTA2] Jusqu’à fin décembre 2024, 85% du trafic de l’application se faisait en Chine uniquement. Jusqu’à un coup de projecteur massif, début janvier, qui en a fait lundi 14 janvier l’application gratuite la plus téléchargée de l’AppStore. En cause ? La menace d’une suspension de TikTok aux États-Unis, brandie depuis des mois et finalement mise en application seulement 24 heures, dimanche dernier, avant un sursis de 75 jours accordé par Donald Trump. Des milliers d’adolescents américains, cherchant une alternative, ont débarqué sur l’application chinoise sous la bannière du hashtag #TikTokRefugee – vu plus de 100 millions de fois la semaine dernière.La grande migration des jeunes Américains vers RedNote a de quoi étonner. D’abord par sa forme : l’application, même en version anglaise, n’est pas entièrement traduite. Les jeunes « réfugiés de TikTok » se sont donc retrouvés à devoir improviser pour comprendre où cliquer pour traduire les contenus qu’ils voyaient apparaître. Captures d’écran envoyées à ChatGPT, forums de questions... L’entraide permet de dépasser ce premier obstacle. Une entraide qui se double d’un choc des cultures. Sur TikTok, les messages de mise en garde affluent à destination des futurs refugees. « Soyez polis si vous allez sur RedNote. Ils ont été tellement chaleureux avec nous, là bas. Sachez vous tenir, s’il vous plaît, ne gâchez pas tout. » Car la différence culturelle et l’entraide entre jeunes Chinois et Américains, c’est une chose ; mais encore faut-ils que les Yankees sachent devenir de « bons hôtes ».L’hospitalité numérique est travaillée par une contradiction insoluble, que soulignait déjà Jacques Derrida. Elle laisse entendre que l’on se doit d’accueillir l’autre ou l’étranger en ami… mais cet accueil suppose que l’on reste maître de ce lieu où l’on reçoit. Bref : les Chinois qui accueillent les Américains sur leur application doivent en même temps les considérer comme des amis et comme des ennemis, afin d’éviter de se faire déposséder de leur espace d’échange dont ils maîtrisent les codes. Ou plutôt : dont ils ont appris à respecter les codes.Car RedNote opère dans un cadre politique précis. Contrairement à TikTok, développée exclusivement pour le marché extérieur, cette application est entièrement chinoise. Sa politique de confidentialité et ses directives communautaires sont donc en conformité totale avec les lois strictes de la Chine en matière de réglementation et de censure. Ironie suprême : la suspension de TikTok au motif d’ingérences chinoises se traduit donc par une fuite massive des jeunes Américains vers une application… encore plus chinoise.Les utilisateurs occidentaux non avertis, en majorité plutôt jeunes (70% sont nés après 1990), ne se rendent donc pas forcément compte que les contenus, commentaires et autres likes sont situés dans un écosystème qui donne la priorité aux « valeurs socialistes fondamentales ». Pas de grossière propagande, bien sûr, plutôt du nudge savamment orchestré. Dans une Amérique où Donald Trump et consorts occupent l’espace médiatique en ravivant sans cesse la discorde, RedNote promet un « environnement sûr et harmonieux », fondé sur le divertissement et la neutralité politique. Loin de déranger les utilisateurs, ces contraintes font partie du « kit de survie » de tout #TikTokRefugee qui se respecte. Ainsi, un groupe de 30 000 participants discutent de la censure et échangent, dans les commentaires, des conseils pour « respecter les règles » de l’application et éviter les signalements et suspensions de compte, qui sont assez courants dès lors qu’un sujet jugé « sensible » est abordé.L’autocensure devient une règle du jeu comme une autre. Les jeunes Américains ne tiennent alors pas tant à leur liberté d’expression qu’à se ménager des espaces d’évasion dans un débat public polarisé et brutal. Et puis après tout, n’ont-ils pas, eux aussi, appris à jouer avec les algorithmes de X, largement remaniés par Elon Musk pour mettre en avant les contenus pro-Trump et conservateurs, manipuler l’opinion publique européenne et mettre de l’huile sur le feu de tout dissensus ? Trop jeunes pour avoir idée de l’idéologie libérale et décentralisée qui avait présidé aux premiers moments d’Internet, ils ont grandi dans un mon

Jan 26, 2025 - 14:56
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RedNote ou les réfugiés du “scroll”
RedNote ou les réfugiés du “scroll” hschlegel ven 24/01/2025 - 16:00

Le Petit Livre rouge, ça vous dit quelque chose ? Pas le manuel maoïste des années 1960, l’autre : cette application dont tout le monde parle depuis une semaine ! À sa création en 2013, rien ne la destine au succès planétaire. Alors appelée sobrement « Hong Kong Shopping Guide », c’est une plateforme de recommandations à destination des touristes chinois. Elle prend de l’ampleur dans les années 2020, jusqu’à être qualifiée de « réponse chinoise à Instagram », non sans s’être au passage renommée « Xiǎohóngshū », qu’on peut traduire par « Petit Livre rouge »… et « RedNote » dans sa version anglaise. 

[CTA2]


 

Jusqu’à fin décembre 2024, 85% du trafic de l’application se faisait en Chine uniquement. Jusqu’à un coup de projecteur massif, début janvier, qui en a fait lundi 14 janvier l’application gratuite la plus téléchargée de l’AppStore. En cause ? La menace d’une suspension de TikTok aux États-Unis, brandie depuis des mois et finalement mise en application seulement 24 heures, dimanche dernier, avant un sursis de 75 jours accordé par Donald Trump. Des milliers d’adolescents américains, cherchant une alternative, ont débarqué sur l’application chinoise sous la bannière du hashtag #TikTokRefugee – vu plus de 100 millions de fois la semaine dernière.

La grande migration des jeunes Américains vers RedNote a de quoi étonner. D’abord par sa forme : l’application, même en version anglaise, n’est pas entièrement traduite. Les jeunes « réfugiés de TikTok » se sont donc retrouvés à devoir improviser pour comprendre où cliquer pour traduire les contenus qu’ils voyaient apparaître. Captures d’écran envoyées à ChatGPT, forums de questions... L’entraide permet de dépasser ce premier obstacle. Une entraide qui se double d’un choc des cultures. Sur TikTok, les messages de mise en garde affluent à destination des futurs refugees. « Soyez polis si vous allez sur RedNote. Ils ont été tellement chaleureux avec nous, là bas. Sachez vous tenir, s’il vous plaît, ne gâchez pas tout. » Car la différence culturelle et l’entraide entre jeunes Chinois et Américains, c’est une chose ; mais encore faut-ils que les Yankees sachent devenir de « bons hôtes ».

L’hospitalité numérique est travaillée par une contradiction insoluble, que soulignait déjà Jacques Derrida. Elle laisse entendre que l’on se doit d’accueillir l’autre ou l’étranger en ami… mais cet accueil suppose que l’on reste maître de ce lieu où l’on reçoit. Bref : les Chinois qui accueillent les Américains sur leur application doivent en même temps les considérer comme des amis et comme des ennemis, afin d’éviter de se faire déposséder de leur espace d’échange dont ils maîtrisent les codes. Ou plutôt : dont ils ont appris à respecter les codes.

Car RedNote opère dans un cadre politique précis. Contrairement à TikTok, développée exclusivement pour le marché extérieur, cette application est entièrement chinoise. Sa politique de confidentialité et ses directives communautaires sont donc en conformité totale avec les lois strictes de la Chine en matière de réglementation et de censure. Ironie suprême : la suspension de TikTok au motif d’ingérences chinoises se traduit donc par une fuite massive des jeunes Américains vers une application… encore plus chinoise.

Les utilisateurs occidentaux non avertis, en majorité plutôt jeunes (70% sont nés après 1990), ne se rendent donc pas forcément compte que les contenus, commentaires et autres likes sont situés dans un écosystème qui donne la priorité aux « valeurs socialistes fondamentales ». Pas de grossière propagande, bien sûr, plutôt du nudge savamment orchestré. Dans une Amérique où Donald Trump et consorts occupent l’espace médiatique en ravivant sans cesse la discorde, RedNote promet un « environnement sûr et harmonieux », fondé sur le divertissement et la neutralité politique. Loin de déranger les utilisateurs, ces contraintes font partie du « kit de survie » de tout #TikTokRefugee qui se respecte. Ainsi, un groupe de 30 000 participants discutent de la censure et échangent, dans les commentaires, des conseils pour « respecter les règles » de l’application et éviter les signalements et suspensions de compte, qui sont assez courants dès lors qu’un sujet jugé « sensible » est abordé.

L’autocensure devient une règle du jeu comme une autre. Les jeunes Américains ne tiennent alors pas tant à leur liberté d’expression qu’à se ménager des espaces d’évasion dans un débat public polarisé et brutal. Et puis après tout, n’ont-ils pas, eux aussi, appris à jouer avec les algorithmes de X, largement remaniés par Elon Musk pour mettre en avant les contenus pro-Trump et conservateurs, manipuler l’opinion publique européenne et mettre de l’huile sur le feu de tout dissensus ? Trop jeunes pour avoir idée de l’idéologie libérale et décentralisée qui avait présidé aux premiers moments d’Internet, ils ont grandi dans un monde où pour être visible, il faut se plier à des règles implicites édictées par la personne qui contrôle l’algorithme. Vaut-il mieux invisibiliser les internautes politiquement engagés, comme le fait RedNote, au profit d’une neutralité en faveur du gouvernement chinois ; ou surexposer les comptes les plus violents et orientés idéologiquement, sans aucun garde-fou ? Le choix est fait, en tout cas pour des milliers d’Américains : peu importe. 

Au fond, on ne discute pas sur RedNote du monde réel – là où X est de plus en plus utilisé comme le lieu des décisions politiques et économiques, il n’y a qu’à voir les récents échanges de Musk avec Sam Altman, PDG de l’entreprise OpenAI, à propos des investissements de 500 milliards dans des infrastructures d’IA. L’application du « Petit livre rouge », un peu comme son homonyme éditorial des années 1960, est un refuge face à la complexité ; un raccourci vers la certitude d’être à l’abri, du moment qu’on maîtrise quelques règles simples. Sauf que là où les soixante-huitards citaient Mao pour « faire la révolution », les #TikTokRefugees viennent fuir le tumulte. « Je ne me soucie pas vraiment de savoir si j’utilise une application chinoise », déclare au New York Times une influenceuse américaine récemment « émigrée ». « C’est comme un endroit où je peux échapper à la réalité. Et si cela me fait du bien, je suis là pour ça. » janvier 2025