Pourquoi le sommeil de mon chien m’apaise
Pourquoi le sommeil de mon chien m’apaise hschlegel lun 27/01/2025 - 17:40 En savoir plus sur Pourquoi le sommeil de mon chien m’apaise « Alors que je croulais sous le travail la semaine dernière et que je prenais en même temps connaissance des annonces sidérantes de la grande bascule du règne de Donald Trump – de la déportation des travailleurs immigrés au “nettoyage” de la bande de Gaza en passant par le pompage sans limite de l’or noir –, je me suis retourné vers mon chien Sogno, qui dormait très paisiblement, la tête nonchalamment posée sur une pile de documents. Et bizarrement, son sommeil m’a aidé à me concentrer.[CTA1]➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.Le contraste était trop frappant pour ne pas être partagé. Tandis que les tâches à accomplir se succédaient depuis le début de la journée et que la to-do list n’en finissait pas de se rallonger tel un puits sans fond, à l’instar des sinistres annonces de Donald Trump, voilà que j’entends, dans mon dos, un petit râle de satisfaction. Mon chien Sogno, qui avait discrètement pénétré dans mon bureau (il n’est pas toujours autorisé à s’y inviter), avait trouvé le moyen, à mesure qu’il prenait ses aises, de transformer un carton de lettres et de photos abandonné sur le sol… en confortable oreiller. Amusé, je le prends en photo et envoie l’image sur le groupe WhatsApp de notre famille pour partager cet instant de tendre jalousie interspéciste. Avec pour légende : “Gros dossier !” Dans la minute, je reçois une photo de ma sœur Fanny depuis son cabinet d’avocat à Bruxelles, où je devine, par-delà une table de travail parsemée de chemises de contentieux portant au feutre noir le nom des clients et de leurs adversaires, dans le fond de la pièce, étendue de tout son long sur le canapé où sont reçus les clients : sa chienne, Misty. Avec pour légende : “Très gros dossier !!”Qu’est-ce qui fait que le spectacle du sommeil des animaux domestiques, chiens et chats, est vécu par leurs maîtres, en particulier lorsqu’ils sont au travail, comme une interpellation ? Sur Internet, on ne compte plus les photos de chats repliés en boule sur le bureau et les documents de leur propriétaire, semblant manifester ostensiblement leur mépris aristocratique pour le travail. Ma sœur, à qui je venais de faire part de mon étonnement – “étrangement, leur sommeil nous porte” – , m’invite à trouver l’explication du phénomène dans le dernier essai de Mona Chollet, Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister (Zones, 2024). Convaincue que l’homme moderne mais plus encore les femmes souffriraient d’une culture de l’excès de zèle, héritée du calvinisme et renforcée par le capitalisme et le patriarcat, qui les conduirait à penser qu’elles n’en font jamais assez, l’essayiste voit dans le chat une figure de résistance. Le succès sur Internet des images de félins faisant la sieste viendrait de là. Ils incarneraient un rêve d’oisiveté, un rêve rendu impossible par la culture capitalo-patriarcale. “À travers les fantasmes que nous chargeons les chats d’incarner, nos aspirations profondes apparaissent très clairement. Nous leur demandons de nous dédouaner de notre oisiveté : sur les réseaux sociaux, nous postons des photos de nous empêchées de travailler par un chat étalé sur notre poitrine ou notre clavier…”Si elle n’est certainement pas fausse, l’explication me semble cependant trop simple. En effet, le sentiment que j’éprouve lorsque je vois, sens et entends mon chien dormir à mes côtés alors que je suis en train de travailler n’est pas seulement l’envie (“Ah, que j’aimerais moi aussi pouvoir abandonner les requêtes et soucis du jour pour me prélasser dans un doux et innocent farniente”) ou la culpabilité (“Arrête donc de rêver au repos et aux vacances, tu n’as pas fini tes devoirs, termine ce que tu as à faire plutôt que de rêvasser”). Non – au risque d’apparaître comme un funeste calviniste, du genre masculin, obnubilé par la tâche qu’il est en train d’accomplir, je dois admettre que grâce au sommeil de mon chien, par cette présence ensommeillée et bienveillante qui n’est pas sans rappeler celle d’un enfant, j’accède à une plus grande concentration dans ce que je suis en train de faire. C’est un sentiment qu’on éprouve à chaque fois qu’un proche – homme, femme, enfant, animal de compagnie… – dort à nos côtés : nous sommes séparés, puisque l’un dort et l’autre veille, mais en renonçant à l’état de veille, l’autre nous confie quelque part son sommeil. Il y a quelque chose comme un don, et donc une confiance, dans le fait de venir dormir aux côtés de celui qui garde les yeux ouverts. Et, j’en suis convaincu, ce don, cette confiance confèrent au veilleur une plus grande force, comme si sa vigilance et sa concentration était augmentées par l’abandon tranquille de l’autre.“Tous les animaux veillent et dorment,
« Alors que je croulais sous le travail la semaine dernière et que je prenais en même temps connaissance des annonces sidérantes de la grande bascule du règne de Donald Trump – de la déportation des travailleurs immigrés au “nettoyage” de la bande de Gaza en passant par le pompage sans limite de l’or noir –, je me suis retourné vers mon chien Sogno, qui dormait très paisiblement, la tête nonchalamment posée sur une pile de documents. Et bizarrement, son sommeil m’a aidé à me concentrer.
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➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.
Le contraste était trop frappant pour ne pas être partagé. Tandis que les tâches à accomplir se succédaient depuis le début de la journée et que la to-do list n’en finissait pas de se rallonger tel un puits sans fond, à l’instar des sinistres annonces de Donald Trump, voilà que j’entends, dans mon dos, un petit râle de satisfaction. Mon chien Sogno, qui avait discrètement pénétré dans mon bureau (il n’est pas toujours autorisé à s’y inviter), avait trouvé le moyen, à mesure qu’il prenait ses aises, de transformer un carton de lettres et de photos abandonné sur le sol… en confortable oreiller. Amusé, je le prends en photo et envoie l’image sur le groupe WhatsApp de notre famille pour partager cet instant de tendre jalousie interspéciste. Avec pour légende : “Gros dossier !” Dans la minute, je reçois une photo de ma sœur Fanny depuis son cabinet d’avocat à Bruxelles, où je devine, par-delà une table de travail parsemée de chemises de contentieux portant au feutre noir le nom des clients et de leurs adversaires, dans le fond de la pièce, étendue de tout son long sur le canapé où sont reçus les clients : sa chienne, Misty. Avec pour légende : “Très gros dossier !!”
Qu’est-ce qui fait que le spectacle du sommeil des animaux domestiques, chiens et chats, est vécu par leurs maîtres, en particulier lorsqu’ils sont au travail, comme une interpellation ? Sur Internet, on ne compte plus les photos de chats repliés en boule sur le bureau et les documents de leur propriétaire, semblant manifester ostensiblement leur mépris aristocratique pour le travail. Ma sœur, à qui je venais de faire part de mon étonnement – “étrangement, leur sommeil nous porte” – , m’invite à trouver l’explication du phénomène dans le dernier essai de Mona Chollet, Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister (Zones, 2024). Convaincue que l’homme moderne mais plus encore les femmes souffriraient d’une culture de l’excès de zèle, héritée du calvinisme et renforcée par le capitalisme et le patriarcat, qui les conduirait à penser qu’elles n’en font jamais assez, l’essayiste voit dans le chat une figure de résistance. Le succès sur Internet des images de félins faisant la sieste viendrait de là. Ils incarneraient un rêve d’oisiveté, un rêve rendu impossible par la culture capitalo-patriarcale. “À travers les fantasmes que nous chargeons les chats d’incarner, nos aspirations profondes apparaissent très clairement. Nous leur demandons de nous dédouaner de notre oisiveté : sur les réseaux sociaux, nous postons des photos de nous empêchées de travailler par un chat étalé sur notre poitrine ou notre clavier…”
Si elle n’est certainement pas fausse, l’explication me semble cependant trop simple. En effet, le sentiment que j’éprouve lorsque je vois, sens et entends mon chien dormir à mes côtés alors que je suis en train de travailler n’est pas seulement l’envie (“Ah, que j’aimerais moi aussi pouvoir abandonner les requêtes et soucis du jour pour me prélasser dans un doux et innocent farniente”) ou la culpabilité (“Arrête donc de rêver au repos et aux vacances, tu n’as pas fini tes devoirs, termine ce que tu as à faire plutôt que de rêvasser”). Non – au risque d’apparaître comme un funeste calviniste, du genre masculin, obnubilé par la tâche qu’il est en train d’accomplir, je dois admettre que grâce au sommeil de mon chien, par cette présence ensommeillée et bienveillante qui n’est pas sans rappeler celle d’un enfant, j’accède à une plus grande concentration dans ce que je suis en train de faire. C’est un sentiment qu’on éprouve à chaque fois qu’un proche – homme, femme, enfant, animal de compagnie… – dort à nos côtés : nous sommes séparés, puisque l’un dort et l’autre veille, mais en renonçant à l’état de veille, l’autre nous confie quelque part son sommeil. Il y a quelque chose comme un don, et donc une confiance, dans le fait de venir dormir aux côtés de celui qui garde les yeux ouverts. Et, j’en suis convaincu, ce don, cette confiance confèrent au veilleur une plus grande force, comme si sa vigilance et sa concentration était augmentées par l’abandon tranquille de l’autre.
“Tous les animaux veillent et dorment, parce qu’ils sont sensibles”, affirmait Aristote dans son Traité du sommeil et de la veille. Étant actifs du fait de leur sensibilité, ils ont besoin par le sommeil de “réparer les forces que la veille leur enlève”. Dans La Force de dormir (1988), Pierre Pachet invite à compliquer la distinction aristotélicienne. Car le sommeil n’est pas l’extinction pure et simple de notre sensibilité – il présuppose une forme de vigilance. Il faut un effort pour trouver le sommeil, mais surtout, puisque nous devons bien nous réveiller à un moment, il doit subsister dans le sommeil lui-même une forme d’attention latente. “Il s’agit, écrit Pachet, de tracer dans la pensée un chemin vers l’absence de pensée, de jouer sur cette pesanteur de l’âme qu’est la somnolence, et donc d’accepter de reconnaître que la pensée est toujours lestée de somnolence.” Eh bien, il me semble que c’est de cette somnolence qui leste le sommeil et la pensée dont me fait bénéficier Sogno en venant s’allonger auprès de moi lorsque je travaille. Dans la communauté que nous formons alors, je n’aspire pas à m’endormir à ses côtés ; je trouve dans et grâce à son sommeil un levier pour affronter plus sereinement les tâches et les inquiétudes du jour. » janvier 2025