Pourquoi avoir attendu 80 ans pour compter les « Nomades » persécutés en France pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Le projet « NOMadeS » propose un mur des noms en ligne des Roms, Manouches, Yéniches, Gitans, Voyageurs, forains, circassiens, persécutés en France entre 1939 et 1946.
Quatre-vingts ans après la libération du camp de concentration d’Auschwitz et la fin de la Seconde Guerre mondiale, on ne sait toujours pas combien de personnes catégorisées comme « Nomades » furent assignées à résidence, internées sur le territoire français ou assassinées. Pourtant, les listes établies par les autorités françaises et nazies sont librement consultables. La base de données collaborative NOMadeS, mise en ligne en décembre 2024, a pour but de compter, mais surtout de nommer les victimes de cette persécution.
La persécution des collectifs romani et voyageurs en France n’a pas commencé avec la Seconde Guerre mondiale. En 1912, les députés de la IIIe République prirent des mesures discriminatoires vis-à-vis des Roms, des Manouches, des Yéniches, des Sinti, des Gitans et des Voyageurs : ils votèrent une loi regroupant les personnes « présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitanos » dans la catégorie administrative de « Nomades ».
Le port d’un carnet anthropométrique leur fut imposé : l’administration devait mesurer la hauteur de leur taille, la longueur et la largeur de leur tête, et, entre autres, la longueur de l’oreille droite. Quelques années après l’application de cette loi, le ministère de l’intérieur créa un « service central des nomades » chargé de compter plus précisément encore le nombre de « Nomades » circulant sur le territoire métropolitain.
Le 6 avril 1940, avant même l’occupation de la France par les Allemands, un décret interdit la circulation des « Nomades » : les préfets étaient libres de choisir entre assignation à résidence et internement dans un camp. Ce décret fut le début d’un comptage quotidien : tous les jours les gendarmes venaient vérifier que le bon nombre de personnes se trouvait en résidence forcée ; tous les matins et tous les soirs, les internés des camps étaient également comptés.
Mais ces enquêtes quantitatives ne s’arrêtèrent pas là : l’administration des camps dénombrait combien d’hommes et de femmes étaient aptes à travailler, combien d’hommes étaient en âge de partir pour le service du travail obligatoire (STO), combien de personnes avaient plus de 60 ans, combien d’enfants avaient moins de 3 ans, combien étaient mineurs, combien étaient atteintes de tuberculose, combien s’étaient évadées des camps, combien étaient à l’hôpital, etc.
Il s’agissait aussi de compter les objets utilisés : combien d’assiettes, combien de cuillères, combien de couvertures, combien de lits, combien de roulottes, etc. Il en alla de même pour les assignés à résidence. Ces chiffres étaient ensuite transmis aux mairies, aux préfectures, au ministère de l’intérieur, ainsi qu’aux autorités allemandes d’occupation. De moyen de contrôle, l’acte de compter était devenu une véritable arme de persécution contre les « Nomades ».
La bataille des chiffres
Curieusement, après-guerre, plus aucune administration en France n’a été en mesure de dire combien de personnes avaient été persécutées comme « Nomades », combien étaient morts, combien avaient été déportés, combien de camps comptait le territoire métropolitain, quelles étaient les communes qui avaient été des lieux d’assignation à résidence - et donc, combien de personnes auraient pu obtenir des réparations. Le plus étonnant étant que la majorité des listes de « Nomades » persécutés n’ont été ni détruites ni dissimulées. À la fois tombeaux et outils mémoriels fondamentaux, ces dernières sont librement consultables dans les différents centres d’archives français.
Face à cette amnésie administrative, les survivants de la persécution des « Nomades » n’eurent d’autre choix, dès les années 1960, que de proposer leurs propres chiffres. Ces derniers reflétaient les souffrances subies, mais ne relevaient pas d’un véritable décompte exhaustif des victimes. Plusieurs parlèrent alors de 30 000 internés dans une soixantaine de camps français et de 15 000 déportés. La Commission interministérielle en charge des personnes d’origine nomade affirmait de son côté que la plupart des « Tsiganes » étaient demeurés libres en France pendant la guerre.
Dans les années 1980, des centaines de survivants et leurs enfants tentèrent d’obtenir le statut d’interné politique, à savoir, la reconnaissance du fait qu’ils avaient été privés de liberté pour des raisons discriminatoires et non pour des délits de droit commun. Devant l’afflux des demandes, la pression des associations de survivants pour la reconnaissance du génocide mais aussi les travaux pionniers d’historiens amateurs, le secrétariat d’État aux anciens combattants et victimes de guerre chargea l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) d’écrire un rapport sur les « Tsiganes » pendant la Seconde Guerre mondiale en France (1992).
Publié en 1994, ce rapport soutenait que « la politique que suivirent les Allemands en France vis-à-vis des Tsiganes ne répondait pas à une volonté exterminatrice », excluant ainsi les persécutions françaises du génocide nazi des Roms et des Sinti. Il concluait que seuls 3 000 « Tsiganes » avaient été internés en France pendant la guerre. Ce chiffre de 3 000 internés s’appuyait principalement sur les données incomplètes fournies par l’Inspection générale des camps en 1944.
Ce décompte excluait en outre les assignés à résidence qui furent les grands oubliés de ce travail. Pour la recherche historique, les conséquences de ce rapport ne furent pas bonnes : le sujet, qui avait mis tant de temps à émerger comme un objet digne d’une étude universitaire, fut désormais considéré comme secondaire. En trente ans, une seule thèse a été consacrée aux « Tsiganes » pendant la Seconde guerre mondiale en France. Quant aux victimes, qui n’avaient pas été interrogées par les rédacteurs du rapport, elles durent attendre 2019 pour qu’une collecte de témoignages permette à celles qui étaient en mesure de le faire de raconter leur histoire.
Depuis les années 1990, d’autres chiffres furent proposés : en 2009, à l’occasion de la publication d’un livre faisant suite à une thèse d’histoire sur le sujet, le chiffre de 6 500 internés « nomades » fut retenu ; lors d’une exposition au Mémorial de la Shoah en 2018, il fut question de 6 700 internés.
Même si ces chiffres sont sans doute plus proches de la réalité que les 3 000 internés du rapport de 1994, ils ne s’appuient toujours pas sur un décompte précis des internés, et laissent une nouvelle fois de côté les assignés à résidence. Qui plus est, tant que l’on ne sait pas combien de personnes « Nomades » vivaient en France avant-guerre, il n’est pas possible de mesurer correctement l’ampleur des persécutions.
Nommer les victimes : enjeux mémoriels
Dans le cas de la persécution des « Nomades », les chiffres officiels annoncés dans les années 1990 eurent pour effet de mettre de côté la question de la nature des persécutions et de décrédibiliser les victimes. Au bénéfice d’une administration qui se voyait ainsi dispensée de rendre des comptes de son implication éventuelle. Les descendants des « Nomades », qui ne représentaient pas encore une force politique suffisamment organisée, n’eurent pas les moyens de répondre au récit proposé et de proposer un nouveau décompte.
Le projet « NOMadeS » – réalisé par le CNRS, la MMSH et des associations de descendants d’internés, mis en ligne le mois dernier – du « Mur des noms des internés et assignés à résidence en tant que “Nomades” en France (1939-1946) » propose de reconstituer, camp par camp, département par département, les listes des Roms, Manouches, Sinti, Yéniches, Gitans et Voyageurs persécutés pendant la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas simplement de compter des personnes, mais de faire vivre leurs noms.
La majorité des descendants de « Nomades » sont aujourd’hui encore soumis à un régime administratif discriminatoire. La catégorie administrative de « Nomade » fut remplacée au début des années 1970 par celle de « gens du voyage ». Ces derniers n’ont pas les mêmes droits que les autres citoyens français, notamment en termes de logement et de circulation. En raison de cette continuité dans la politique française à leur égard, les survivants de la persécution des « Nomades » ont souvent préféré ne pas raconter leur histoire. Mais cela est en train de changer : le « Mur des Noms » a été conçu avec des enfants et petits-enfants de « Nomades » qui revendiquent le droit aux réparations et la fin de la ségrégation qu’ils continuent de subir.
Lise Foisneau a publié Les Nomades face à la guerre (1939-1946) (Klincksieck, 2022) et Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo (Wildproject, 2023).
Lise Foisneau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.