Festival d’Angoulême : plongée dans l’effervescence de la BD espagnole

L’Espagne est à l’honneur pour la 52e édition du Festival de la bande dessinée d’Angoulême. Plongée dans la BD espagnole, de Franco aux romans graphiques.

Jan 27, 2025 - 19:15
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Festival d’Angoulême : plongée dans l’effervescence de la BD espagnole

L’Espagne est à l’honneur pour la 52e édition du Festival de la bande dessinée d’Angoulême, l'occasion de découvrir le neuvième art espagnol à travers son histoire, son évolution et des créations contemporaines portées par une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices.


Bien qu’elle soit souvent méconnue outre-Pyrénées, l’Espagne possède une histoire et tradition riches dans le neuvième art. La bande dessinée espagnole a connu une évolution singulière, étroitement liée à son contexte historique, politique, et social, de ses débuts jusqu’à nos jours.

Avant la guerre civile, la bande dessinée était déjà bien présente dans la culture espagnole, et ce, dès le début du XXe siècle. Pendant la dictature franquiste, elle devient le média le plus populaire du pays, c’est le moment de gloire du « tebeo » (terme issu du magazine TBO qui désigne la bande dessinée destinée aux enfants), avec des publications dont les petits et grands Espagnols étaient friands, allant du Capitán Trueno à El Guerrero del Antifaz, en passant par Pumby, Pulgarcito, el DDT, ou celles qui s’adressent aux jeunes filles, telles que Azucena, Florita ou Sissi.

Idéologiquement orientées, voire « caricature de nous-mêmes » selon Antonio Altarriba, auteur et théoricien de la bande dessinée, certaines disparaissent à la même époque que le dictateur, d’autres subsistent. Ces histoires ont marqué toute une génération de jeunes lectrices et lecteurs, avides, entre autres, des aventures de Mortadelo y Filemón ou El botones Sacarino de Francisco Ibáñez – homologues espagnols de Spirou et Gaston Lagaffe.

Un héritage culturel façonné par l’histoire

La mort de Franco en 1975 scelle un avant et un après dans la société : la légalisation des partis politiques, la tenue d’élections générales et la promulgation d’une nouvelle Constitution, entre autres aspects, deviennent le moteur d’une transformation de la société espagnole. Celle-ci touche tous les domaines, dont la bande dessinée. C’est le moment où se font connaître de grands noms actuels du milieu tels que Max, mais aussi Miguelanxo Prado, Keko, Laura Pérez Vernetti, Mariscal, Montesol, Marika Vila ou, plus tard, Paco Roca.

Museu nacional d'art de Catalunya

L’arrivée massive de la BD étrangère, nord-américaine et franco-belge qui, pendant près de 40 ans, ne pénètre guère sur le territoire, se mêle à la bande dessinée d’auteur, érotique et pornographique et à l’underground. C’est une période de « boom » de la bande dessinée adulte, avec des revues telles que El Víbora, Makoki, Cairo, El Jueves ou El Papus, jusqu’à en saturer le marché.

Du « crack » à l'âge d'or du « roman graphique »

À partir de la seconde moitié des années 80, ces revues cessent de paraître, amorçant, de cette façon, la transition du « boom » au « crack », qui se poursuit dans les années 90. Les éditeurs tentent de freiner ce déclin, qui reste annonciateur d’un changement de paradigme, comme le précise Antoni Guiral, critique de bande dessinée espagnole. Malgré l’essor du format comic book (fascicule de 24 à 48 pages, en couleur ou en noir et blanc et agrafé) et l’introduction du manga en Espagne à un moment où la crise économique sévit, le marché éditorial ne permettra pas aux dessinateurs de subsister. Certains se tourneront alors vers l’extérieur (France, Italie et États-Unis), d’autres resteront. Cependant, l’industrie avait déjà initié un changement progressif en direction de l’édition sous forme de livre : ce sont les débuts du roman graphique.

Dès la fin du XXe siècle, des maisons d’éditions indépendantes empruntent ce chemin : De Ponent, Sinsentido, Astiberri, entre autres, se tournent vers la récente – mais encore controversée en Espagne et ailleurs en ce temps-là – appellation de « roman graphique ». Expression mondialement popularisée par Will Eisner dans A contract with God (bien qu’elle ait été mentionnée avant), elle désignait, au début des années 2000, une bande dessinée d’auteur destinée aux adultes, qui lui a valu d’être considérée par ses partisans comme un renouveau du neuvième art, ou d’être qualifiée d’élitiste de la part de ses détracteurs.

Les contours étant cependant artificiels et vains, elle désigne aujourd’hui tout type de bande dessinée destinée aux enfants comme aux adultes. Cette qualification a eu le mérite de faire figurer la bande dessinée sur les étals des libraires, à une époque où elle était encore marginalisée. C’est aussi la période d’émergence de toute une génération d’auteurs phares, aujourd'hui définitivement installés dans le paysage bédéesque : Santiago García, Albert Monteys, David Rubín, entre autres.

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Le chemin de la reconnaissance internationale

Le nombre de prix obtenus et d’œuvres sélectionnées lors du dernier Festival de bande dessinée d’Angoulême ne sont qu’une démonstration de plus de la période d’effervescence que vit actuellement le neuvième art espagnol. En tête de liste, Bea Lema – également Prix national de bande dessinée en Espagne 2024 – avec son œuvre poignante Des maux à dire, tisse les liens entre une mère aux troubles psychologiques et sa fille, sur fond de croyances populaires galiciennes. Contrition de Carlos Portela et Keko a également été récompensée (Fauve Polar SNCF Voyageurs).

S’inscrivent dans la liste des sélectionnés le polar catalan de Jordi Lafebre intitulé Je suis leur silence (sélection Fauve Polar SNCF Voyageurs), ou le génial et dévastateur Le ciel dans la tête (Grand Prix ACBD, sélection officielle) signé Antonio Altarriba au scénario, Sergio García Sánchez au dessin et Lola Moral à la couleur, où l’on suit l’histoire du jeune Nivek, du Congo jusqu’en Espagne. Les dessinateurs Álvaro Martínez Bueno pour The nice house on the lake et Javi Rey pour Nos cœurs tordus (Prix des collèges) ont également rejoint cette liste.

Lors de la précédente édition, en 2023, les Espagnols s’étaient déjà démarqués, notamment avec Sous le soleil d’Ana Penyas et Khat de Ximo Abadía.

Selon le Livre blanc de la bande dessinée en Espagne, l’étude de marché réalisée par la Sectorial del Cómic en collaboration avec le ministère de la Culture en Espagne, 4662 nouvelles œuvres ont vu le jour en 2022 contre 6400 pour la BD en France, des chiffres en constante évolution. En lien avec l’industrie, la recherche universitaire sur la bande dessinée espagnole connaît également une hausse ces dernières années.

Vers de nouvelles tendances créatives

Des auteurs les plus chevronnés aux nouvelles générations, les thématiques abordées dans les œuvres sont variées. Celles qui traitent la mémoire, personnelle ou collective, en particulier de la guerre ou de l’après-guerre civile sont nombreuses – Estamos todas bien d’Ana Penyas, María la Jabalina de Cristina Durán et Miguel Ángel Giner Bou, Los surcos del azar de Paco Roca, El arte de volar de Altarriba y Keko ou les œuvres de Carlos Giménez par exemple. De la fiction à l’autofiction, en passant par la biographie, l’autobiographie, le reportage, l’Histoire, la science, la bande dessinée espagnole puise ses sources dans son patrimoine historique, culturel et géographique et en révèle l’idiosyncrasie. C’est sur ce substrat que s’appuie la création contemporaine, qui connaît actuellement une période d’éclosion, grâce à la nouvelle génération d’auteurs et d’autrices.

L’émergence de nouveaux talents sur la scène espagnole et internationale, aussi bien au plan de la narration que de l’esthétique, va également de pair avec la reconnaissance des artistes féminines qui se sont fait une place dans le milieu. Dans cette nouvelle génération s’inscrivent des autrices telles que María Medem (À cause d’une fleur, Zénith), Nadia Hafid (Le bon père), Núria Tamarit (La louve boréale, Toubab), Yeyei Gómez (Au bord du naufrage), Marta Cartu (Hola Siri) ou des auteurs tels que Marc Torices (Cornélius) ou Antonio Hitos (Ruido), entre autres.

Engagée, poétique, onirique, expérimentale, forte de ses traditions, ou projetée, au passé, présent et au futur, dans des espaces imaginaires, imaginés ou vécus, la bande dessinée espagnole se fait l’écho d’un savoir-faire et d’une culture qui s’enrichissent et se questionnent, mais également qui savent se renouveler au fil du temps, pour laisser, à chaque pas, une empreinte de plus en plus profonde sur son passage. Un œil tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir.The Conversation

Virginie GIULIANA ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.