Elon Musk et le salut nazi : l’analyse de la sémiologue Élodie Mielczareck

Elon Musk et le salut nazi : l’analyse de la sémiologue Élodie Mielczareck hschlegel jeu 23/01/2025 - 03:28 En savoir plus sur Elon Musk et le salut nazi : l’analyse de la sémiologue Élodie Mielczareck Elon Musk a-t-il, oui ou non, fait un salut nazi lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump ? La sémiologue Élodie Mielczareck analyse le geste du milliardaire.[CTA2] Lors du discours d’investiture de Donald Trump, Elon Musk a pris la parole. À cette occasion, le geste de l’homme le plus riche du monde a posé question : a-t-il simplement levé le bras pour signifier sa victoire ou fait un salut nazi ? Pour le comprendre, revenons sur l’histoire très dense de ce geste.Aux origines : le salut romain, un geste politiqueLe salut romain, tel qu’il est souvent représenté dans les statues de l’Antiquité, est un geste emblématique qui semble exprimer les concepts de respect et de soumission à l’autorité. Pourtant, son usage dans la Rome antique reste sujet à interprétation.Les bas-reliefs de la colonne Trajane, par exemple, montrent des scènes où des personnages tendent le bras, souvent en direction de figures d’autorité tel l’empereur. Il s’agit de visualiser la relation hiérarchique entre les citoyens et le pouvoir impérial​.Mais contrairement à l’idée répandue d’un usage codifié et rituel du salut romain dans la vie quotidienne, les sources historiques révèlent que ce geste était davantage un outil iconographique qu’une pratique réelle et universelle. Dans son analyse des signes, Roland Barthes aurait qualifié cette pratique de mythologie (visuelle), où le geste dépasse sa fonction utilitaire pour devenir un symbole destiné à renforcer l’image d’un pouvoir centralisé et omnipotent​. Les statues de figures impériales comme celle de Marc Aurèle adoptent cette posture dans un contexte de communication politique et esthétique, traduisant une autorité bienveillante mais ferme. Ces images ont contribué à façonner une perception romantique et idéalisée de la Rome antique, où le geste du bras tendu se charge d’une symbolique de grandeur et de loyauté.Le salut romain dans l’iconographie classique artistiqueLa Renaissance et le néoclassicisme ont redécouvert et réinterprété l’héritage de l’Antiquité, incluant le salut romain. L’œuvre emblématique Le Serment des Horaces (1785) de Jacques-Louis David est un exemple frappant de cette réinvention. Dans ce tableau, le bras tendu devient le symbole d’un serment républicain, de fidélité au collectif et de sacrifice individuel pour le bien commun​. Jacques-Louis David (1748-1825), Le Serment des Horaces (1785). Huile sur toile, 3,30 x 4,25m, conservé au musée du Louvre, à Paris. Domaine publicDans le Serment du Jeu de paume, du même peintre, le salut, vidé de son contexte romain original, est un acte performatif qui renforce les valeurs républicaines d’unité et de vertu civique. Transposé dans le contexte révolutionnaire de 1789, il devient la signature individuelle de toute personne prétendant défendre ses droits (et ceux qu’ils représentent) dans un système à refonder. Jacques-Louis David (1748-1825), étude pour Le Serment du Jeu de paume (datant de 1790, le tableau final ayant été laissé inachevé en 1792). Huile sur toile, 1,01 x 0,66m, conservé au musée Carnavalet, à Paris. Domaine publicLe salut romain vu et revisité par HollywoodLe cinéma hollywoodien s’est également emparé du salut romain. Les péplums des années 1950, tels que Quo Vadis (1951) ou Ben-Hur (1959), utilisent ce geste pour incarner la domination impériale et la grandeur de Rome : des soldats ou des citoyens tendent le bras vers l’empereur, souvent en posture de soumission ou d’allégeance. Il y a toutefois de fortes chances pour que ce geste soit moins en lien avec sa valeur prétendue à l’époque romaine, mais plutôt avec une mythologie revisitée.À travers ces images, Hollywood projette les valeurs de son époque : le salut romain devient un outil dramatique pour représenter le conflit entre « liberté » et « oppression ». Paradigme typiquement américain ! Dans Ben-Hur, les scènes de salut face aux autorités romaines renforcent l’image d’un empire oppresseur, contre lequel le héros lutte pour recouvrer son honneur et sa liberté. Par ce biais, le geste se transforme en symbole d’aliénation, tandis que son rejet incarne l’aspiration à un idéal supérieur. De même, le film Cléopâtre (1963) exploite le salut romain pour accentuer les tensions entre domination et résistance. La posture souveraine de Cléopâtre et son refus de se soumettre à César ou à Marc Antoine illustrent son indépendance face à une autorité masculine et coloniale. Bien que le film prétende représenter l’Antiquité, son imagerie est profondément influencée par les représentations modernes – en particulier celles propagées par les régimes fasciste et nazi, nous y venons. La scène de l’entrée triomphale de César, par exemple, rappelle les défilés de propagande de Mussolini ou de Hitler, où la foule, disciplinée et uniforme, tend

Jan 26, 2025 - 16:15
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Elon Musk et le salut nazi : l’analyse de la sémiologue Élodie Mielczareck
Elon Musk et le salut nazi : l’analyse de la sémiologue Élodie Mielczareck hschlegel jeu 23/01/2025 - 03:28

Elon Musk a-t-il, oui ou non, fait un salut nazi lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump ? La sémiologue Élodie Mielczareck analyse le geste du milliardaire.

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Lors du discours d’investiture de Donald Trump, Elon Musk a pris la parole. À cette occasion, le geste de l’homme le plus riche du monde a posé question : a-t-il simplement levé le bras pour signifier sa victoire ou fait un salut nazi ? Pour le comprendre, revenons sur l’histoire très dense de ce geste.

Aux origines : le salut romain, un geste politique

Le salut romain, tel qu’il est souvent représenté dans les statues de l’Antiquité, est un geste emblématique qui semble exprimer les concepts de respect et de soumission à l’autorité. Pourtant, son usage dans la Rome antique reste sujet à interprétation.

Les bas-reliefs de la colonne Trajane, par exemple, montrent des scènes où des personnages tendent le bras, souvent en direction de figures d’autorité tel l’empereur. Il s’agit de visualiser la relation hiérarchique entre les citoyens et le pouvoir impérial.

Mais contrairement à l’idée répandue d’un usage codifié et rituel du salut romain dans la vie quotidienne, les sources historiques révèlent que ce geste était davantage un outil iconographique qu’une pratique réelle et universelle. Dans son analyse des signes, Roland Barthes aurait qualifié cette pratique de mythologie (visuelle), où le geste dépasse sa fonction utilitaire pour devenir un symbole destiné à renforcer l’image d’un pouvoir centralisé et omnipotent. 

Les statues de figures impériales comme celle de Marc Aurèle adoptent cette posture dans un contexte de communication politique et esthétique, traduisant une autorité bienveillante mais ferme. Ces images ont contribué à façonner une perception romantique et idéalisée de la Rome antique, où le geste du bras tendu se charge d’une symbolique de grandeur et de loyauté.

Le salut romain dans l’iconographie classique artistique

La Renaissance et le néoclassicisme ont redécouvert et réinterprété l’héritage de l’Antiquité, incluant le salut romain. L’œuvre emblématique Le Serment des Horaces (1785) de Jacques-Louis David est un exemple frappant de cette réinvention. Dans ce tableau, le bras tendu devient le symbole d’un serment républicain, de fidélité au collectif et de sacrifice individuel pour le bien commun. 

Jacques-Louis David (1748-1825), Le Serment des Horaces (1785). Huile sur toile, 3,30 x 4,25m, conservé au musée du Louvre, à Paris. Domaine public

Dans le Serment du Jeu de paume, du même peintre, le salut, vidé de son contexte romain original, est un acte performatif qui renforce les valeurs républicaines d’unité et de vertu civique. Transposé dans le contexte révolutionnaire de 1789, il devient la signature individuelle de toute personne prétendant défendre ses droits (et ceux qu’ils représentent) dans un système à refonder. 

Jacques-Louis David (1748-1825), étude pour Le Serment du Jeu de paume (datant de 1790, le tableau final ayant été laissé inachevé en 1792). Huile sur toile, 1,01 x 0,66m, conservé au musée Carnavalet, à Paris. Domaine public

Le salut romain vu et revisité par Hollywood

Le cinéma hollywoodien s’est également emparé du salut romain. Les péplums des années 1950, tels que Quo Vadis (1951) ou Ben-Hur (1959), utilisent ce geste pour incarner la domination impériale et la grandeur de Rome : des soldats ou des citoyens tendent le bras vers l’empereur, souvent en posture de soumission ou d’allégeance. Il y a toutefois de fortes chances pour que ce geste soit moins en lien avec sa valeur prétendue à l’époque romaine, mais plutôt avec une mythologie revisitée.

À travers ces images, Hollywood projette les valeurs de son époque : le salut romain devient un outil dramatique pour représenter le conflit entre « liberté » et « oppression ». Paradigme typiquement américain ! Dans Ben-Hur, les scènes de salut face aux autorités romaines renforcent l’image d’un empire oppresseur, contre lequel le héros lutte pour recouvrer son honneur et sa liberté. Par ce biais, le geste se transforme en symbole d’aliénation, tandis que son rejet incarne l’aspiration à un idéal supérieur. 

De même, le film Cléopâtre (1963) exploite le salut romain pour accentuer les tensions entre domination et résistance. La posture souveraine de Cléopâtre et son refus de se soumettre à César ou à Marc Antoine illustrent son indépendance face à une autorité masculine et coloniale. Bien que le film prétende représenter l’Antiquité, son imagerie est profondément influencée par les représentations modernes – en particulier celles propagées par les régimes fasciste et nazi, nous y venons. La scène de l’entrée triomphale de César, par exemple, rappelle les défilés de propagande de Mussolini ou de Hitler, où la foule, disciplinée et uniforme, tendait le bras en signe de soumission et d’adhésion collective.

De la Rome antique au salut nazi : un détournement idéologique

Le salut romain prend une dimension radicalement nouvelle avec son appropriation par le fascisme italien et le nazisme allemand au XXe siècle. Benito Mussolini, désireux de rétablir une continuité symbolique entre l’Italie contemporaine et la Rome impériale, intègre ce geste dans les rituels publics de son régime. Ce salut, associé à l’ordre, la discipline et l’obéissance, devient un outil de propagande central pour cimenter l’unité nationale et magnifier la figure du Duce.

En Allemagne, Adolf Hitler et le parti nazi adoptent et adaptent ce geste, qui devient le « Heil Hitler ». Le point en commun entre ces deux saluts, nazi et fasciste, réside dans le plan de l’expression du geste : dans les deux cas, la posture du bras droit est tendue vers l’avant, dans une extension rigide, doigts resserrés et rigides (signifiants similaires).

Brunswick (Allemagne), le 3 septembre 1933. Adolf Hitler lors de la marche des SA. © Wikimedia Commons

Toutefois, notez bien cette différence. Alors que Mussolini et ses partisans revendiquent une continuité symbolique avec la grandeur romaine, faisant du salut une marque de leur idéologie martiale et de leur projet de reconstruction d’un empire, Hitler le recontextualise dans une mythologie qu’il souhaite germanique avant tout. Il lui attribuerait même une origine germanique, prétendant qu’il représentait un geste ancien de paix, bien que cette justification soit historiquement infondée et davantage un outil de propagande que de vérité​​.

En Italie, le salut fasciste est intégré dans presque tous les aspects de la vie publique et privée, jusqu’à remplacer la poignée de main comme forme de salutation officielle, même en civil. Le salut nazi, quant à lui, est associé au culte de la personnalité d’Hitler. Le Führergruß est souvent modifié selon les circonstances : Hitler, par exemple, optait pour un salut plus relâché, parfois avec le bras plié, signalant sa position de pouvoir ultime au-dessus de ses subordonnés. On est donc sur un cas d’homonymie : le signifiant (la forme) est similaire, mais le signifié (le fond) est différent dans le détail. Pour autant, dans les deux cas, la construction mythologique est bien là : réinvestir le plan du signifiant originel (le salut romain) pour lui connoter une valeur idéologique et politique (le régime totalitaire).

Conclusion : un geste mythologique construit et politique

Nous pouvons désormais avoir une lecture sémiologique du salut romain : geste davantage mythologique que quotidien, il vient accentuer dans les films nos représentations de soumission à l’égard de l’autorité. Pourtant, le geste pictural visible dans les peintures du XVIIIe siècle semble moins lié à une ritournelle d’allégeance, au contraire : il est révolutionnaire. Une lecture qui semble s’être perdue, tant l’imagerie nazie et fasciste demeure présente. Le geste se situe ainsi au croisement d’une histoire ancienne et d’une manipulation moderne.

Le salut romain, tel qu’il nous parvient aujourd’hui, n’est donc pas un héritage direct, mais un palimpseste d’idéologies successives. Sa force ne réside pas dans son authenticité historique, mais dans sa capacité à devenir un écran sur lequel se projettent des besoins de légitimité politique. Comme le souligne Arendt, chaque geste politique porte en lui une intentionnalité. Ajoutons encore : En le répétant, les régimes qui l’ont adopté cherchent à faire oublier son caractère construit, son artificialité. Ainsi, le salut devient le signe d’un pouvoir qui se veut absolu, mais repose sur une théâtralité fragile, prête à s’effondrer dès que le geste est déconstruit.

Finalement, on pourrait presque dire que ce geste est un artefact, un geste recomposé au fil des siècles pour répondre à des narrations politiques en quête de légitimité. Le salut romain ne peut être réduit ni à un simple rite antique ni à une simple appropriation moderne : le comprendre, c’est refuser la mystification dont il a été l’objet, et rappeler que chaque signe est toujours pris dans une lutte pour le sens. 

Le cas Elon Musk : geste idéatoire ou symbolique ?

Pour déterminer si Elon Musk a réellement effectué un salut nazi ou fasciste, il faut déterminer si le geste est volontaire ou non. Rappelons que ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui sont sollicitées. Dans un cas, le geste est connoté, c’est-à-dire chargé de l’épaisseur historique et symbolique décrite ci-dessus. Dans l’autre cas, il s’agit d’un geste idéatoire, c’est-à-dire associé à l’activité cognitive du locuteur. Il est donc normal de retrouver ce geste chez d’autres locuteurs ou politiciens lorsqu’il n’est pas volontaire.

Alors, gestuelle volontaire ou non pour Musk ?

Il est difficile d’avoir une réponse franche et définitive à cette question. Essayons, pour y parvenir, de définir une liste de caractéristiques qui valident ou non l’aspect volontaire ou pas de la gestuelle :

  • Aspects volontaires et intentionnels de la gestuelle de Musk :
    • le geste est répété 3 fois dans la même séquence courte de quelques secondes ;
    • la rigidité du geste : les doigts resserrés et l’aspect très tendu du bras (par opposition aux gestuelles lascives davantage « naturelles ») ;
    • le geste n’est pas préverbal, il est effectué après avoir remercié son public, c’est généralement le cas des gestuelles volontaires et symboliques, si ce n’est « stratégiques » ;
    • le contenu / les propos idéologiques des prises de positions du milliardaire, sans oublier le contexte spécifique de ce geste.
  • Aspects involontaires de la gestuelle de Musk :
    • la morsure des lèvres, qui peut-être interprétée comme une perte de contrôle, une émotion « lâchée », très intense, difficilement contrôlée ;
    • le geste réalisé dans un contexte de forte excitation ;
    • la personnalité atypique, au sens clinique du terme, d’Elon Musk. Étant autiste, ce locuteur ne réagit pas tout à fait avec les codes et gestuelles du commun des mortels. Ce qui peut nous sembler déplacé, hors-norme, non convenable, hors de propos ou encore bizarre n’est pas vécu comme tel par la personne autiste. Ce dernier point est vraiment à garder à l’esprit.

Subjectivement, j’aurais tendance à laisser le bénéfice du doute à ce geste. Mais c’est peut-être un biais d’humanité qui s’exprime. Je vous laisse vous faire votre propre avis à la lumière de ces éléments ! Après tout, in fine, le destinataire d’un message a toujours raison : le locuteur peut avoir ses envies, ses ambitions, sa perception du monde, si l’allocutaire perçoit dans le message quelque chose d’autre, alors c’est que le locuteur s’est planté. Il y a une responsabilité de l’envoyeur dans la manière dont est reçu et interprété son message !

Pour conclure, j’ajouterais, à la lumière de ce que je peux lire sur les réseaux sociaux, que le geste est polémique dans le sens où il ne se laisse plus réduire à un objet d’analyse mais bien comme un pré-texte de positionnement idéologique. Autrement dit, voir ou ne pas voir de salut nazi revient à occuper une place dans l’échiquier moral et politique. Si vous êtes à gauche, vous verrez forcément un salut nazi, et si vous être pro-Trump, vous aurez plutôt tendance à dénoncer la folie de ceux qui en voient partout. Cela s’appelle un biais de confirmation. Et dans les deux cas, c’est dommageable pour l’esprit critique ! janvier 2025