Annette Wieviorka : “La mémoire vive d’Auschwitz se meurt. Ne subsiste peu à peu qu’une mémoire culturelle”

Annette Wieviorka : “La mémoire vive d’Auschwitz se meurt. Ne subsiste peu à peu qu’une mémoire culturelle” hschlegel lun 27/01/2025 - 10:47 En savoir plus sur Annette Wieviorka : “La mémoire vive d’Auschwitz se meurt. Ne subsiste peu à peu qu’une mémoire culturelle” À l’occasion des quatre-vingts ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, l’historienne Annette Wieviorka, qui signe Itinérances (Albin Michel, 2025), pointe ce qui change dans notre rapport à la Shoah avec la disparition des derniers survivants et l’avènement d’une nouvelle ère géopolitique. [CTA2] ➤ Cet article est exceptionnellement proposé en accès libre. Pour lire tous les textes publiés chaque jour en exclusivité sur philomag.com, avoir accès au mensuel et aux archives en ligne, abonnez-vous à partir de 1€/mois. En vous replongeant dans vos écrits sur la mémoire de la Shoah depuis 1980, que vous est-il apparu ?Annette Wieviorka : Mes écrits m’ont permis de retracer comment, au cours des quarante dernières années, avait été perçu le génocide des Juifs, comment la mémoire avait évolué, comment les sociétés ont répondu au fil du temps à l’événement. Dans ma famille, le sujet n’était pas tabou : on évoquait parfois les morts disparus « pendant la guerre ». Mais le sort des Juifs n’était jamais évoqué, ni au lycée, ni dans l’espace public, ni à l’université quand j’y poursuivais mes études. Aujourd’hui, l’ouverture du camp d’Auschwitz est l’objet d’une commémoration internationale avec des cérémonies à l’ONU ou à l’Unesco. Cette mémoire a émergé lentement, d’abord confinée au cercle des survivants. Nous l’analysons dans Les Livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne (1983), que j’ai écrit avec Itzhok Niborski. Du côté de l’histoire, mon dernier livre, Itinérances, retrace celle du Centre de documentation juive contemporaine et du Tombeau du martyr juif inconnu, devenu le Mémorial de la Shoah, à Paris. Il rend aussi hommage aux historiens pionniers, comme Léon Poliakov, Saul Friedländer ou Serge Klarsfeld. Vous racontez tout de même avoir été confrontée aux images des camps assez tôt en regardant le film Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais.C’est notre professeure d’histoire, Janine Ponty, qui nous avait projeté le film en classe de quatrième au lycée mixte d’Ermont (95). Le court métrage avait été commandé à Alain Resnais par le Réseau du souvenir. J’ai compris que cela concernait les miens, même si notre professeure ne les évoqua pas dans le cours qui suivit ; il n’y était question que de Résistance. Mais je n’ai gravé dans ma mémoire aucune image du film. Je me demande même si je les ai vraiment vues. Une sorte d’état de tétanie ne me permettait pas d’entrer dans cette histoire. Le silence de l’époque autour de la Shoah était peut-être aussi le symptôme d’une tétanie collective qui a fini par s’apaiser pour permettre à la mémoire d’émerger.Il est des choses que je continue d’oublier, comme tout ce qui touche à la technologie des chambres à gaz. Cela tient du mécanisme de défense : j’ai lu et écrit à ce sujet, mais je finis toujours par oublier.“Michel de Certeau disait : l’histoire fait office de sépulture aux morts pour qu’ils retournent moins tristes dans leurs tombeaux” Ce que nous appelons le “devoir de mémoire” a tout de même fini par devenir un impératif collectif.L’expression s’est répandue avec le procès de Klaus Barbie en 1987. Mais les historiens répugnent à l’utiliser. Paul Ricœur préférait l’expression « travail de mémoire ». La mémoire n’est pas un objet figé à conserver tel quel. Comme s’il s’agissait, ainsi que certains l’ont avancé à une époque, de simplement se tourner vers le passé, vers la mort... Je crois au contraire qu’il ne peut y avoir de vie, d’espace dégagé pour les vivants, que si l’on effectue un travail d’histoire, à propos duquel je reprendrai volontiers la définition formulée par Michel de Certeau : l’histoire fait office de sépulture aux morts pour qu’ils retournent moins tristes dans leurs tombeaux. Le procès de Klaus Barbie a précisément donné une grande ampleur à la mémoire de la Shoah.Oui et il faut se souvenir qu’en 1961, seulement 26 ans avant, au moment du procès d’Adolf Eichmann, il n’y avait quasiment rien. Du point de vue de la recherche historique, il n’y avait guère que les travaux de Léon Poliakov (Bréviaire de la haine) et ceux de Raul Hilberg (avec La Destruction des Juifs d’Europe). En à peine plus de trois décennies, la mémoire des camps a été prise en charge par les discours officiels. On se souvient particulièrement de celui que Jacques Chirac prononça le 16 juillet 1995, le jour de commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv sur la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs qui vivaient en France. Et bien sûr le 27 janvier 2005, lors de la très grande commémoration des soixante ans de la découverte d’Auschwitz, avec les discours de Vladimir Poutine au nom des libérateurs soviétiques, de Simone Veil au nom des Juifs assassinés, de Roman

Jan 27, 2025 - 17:55
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Annette Wieviorka : “La mémoire vive d’Auschwitz se meurt. Ne subsiste peu à peu qu’une mémoire culturelle”
Annette Wieviorka : “La mémoire vive d’Auschwitz se meurt. Ne subsiste peu à peu qu’une mémoire culturelle” hschlegel lun 27/01/2025 - 10:47

À l’occasion des quatre-vingts ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, l’historienne Annette Wieviorka, qui signe Itinérances (Albin Michel, 2025), pointe ce qui change dans notre rapport à la Shoah avec la disparition des derniers survivants et l’avènement d’une nouvelle ère géopolitique. 

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➤ Cet article est exceptionnellement proposé en accès libre. Pour lire tous les textes publiés chaque jour en exclusivité sur philomag.com, avoir accès au mensuel et aux archives en ligne, abonnez-vous à partir de 1€/mois.

 

En vous replongeant dans vos écrits sur la mémoire de la Shoah depuis 1980, que vous est-il apparu ?

Annette Wieviorka : Mes écrits m’ont permis de retracer comment, au cours des quarante dernières années, avait été perçu le génocide des Juifs, comment la mémoire avait évolué, comment les sociétés ont répondu au fil du temps à l’événement. Dans ma famille, le sujet n’était pas tabou : on évoquait parfois les morts disparus « pendant la guerre ». Mais le sort des Juifs n’était jamais évoqué, ni au lycée, ni dans l’espace public, ni à l’université quand j’y poursuivais mes études. Aujourd’hui, l’ouverture du camp d’Auschwitz est l’objet d’une commémoration internationale avec des cérémonies à l’ONU ou à l’Unesco. Cette mémoire a émergé lentement, d’abord confinée au cercle des survivants. Nous l’analysons dans Les Livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne (1983), que j’ai écrit avec Itzhok Niborski. Du côté de l’histoire, mon dernier livre, Itinérances, retrace celle du Centre de documentation juive contemporaine et du Tombeau du martyr juif inconnu, devenu le Mémorial de la Shoah, à Paris. Il rend aussi hommage aux historiens pionniers, comme Léon Poliakov, Saul Friedländer ou Serge Klarsfeld.

 

Vous racontez tout de même avoir été confrontée aux images des camps assez tôt en regardant le film Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais.

C’est notre professeure d’histoire, Janine Ponty, qui nous avait projeté le film en classe de quatrième au lycée mixte d’Ermont (95). Le court métrage avait été commandé à Alain Resnais par le Réseau du souvenir. J’ai compris que cela concernait les miens, même si notre professeure ne les évoqua pas dans le cours qui suivit ; il n’y était question que de Résistance. Mais je n’ai gravé dans ma mémoire aucune image du film. Je me demande même si je les ai vraiment vues. Une sorte d’état de tétanie ne me permettait pas d’entrer dans cette histoire.

 

Le silence de l’époque autour de la Shoah était peut-être aussi le symptôme d’une tétanie collective qui a fini par s’apaiser pour permettre à la mémoire d’émerger.

Il est des choses que je continue d’oublier, comme tout ce qui touche à la technologie des chambres à gaz. Cela tient du mécanisme de défense : j’ai lu et écrit à ce sujet, mais je finis toujours par oublier.

“Michel de Certeau disait : l’histoire fait office de sépulture aux morts pour qu’ils retournent moins tristes dans leurs tombeaux”

 

Ce que nous appelons le “devoir de mémoire” a tout de même fini par devenir un impératif collectif.

L’expression s’est répandue avec le procès de Klaus Barbie en 1987. Mais les historiens répugnent à l’utiliser. Paul Ricœur préférait l’expression « travail de mémoire ». La mémoire n’est pas un objet figé à conserver tel quel. Comme s’il s’agissait, ainsi que certains l’ont avancé à une époque, de simplement se tourner vers le passé, vers la mort... Je crois au contraire qu’il ne peut y avoir de vie, d’espace dégagé pour les vivants, que si l’on effectue un travail d’histoire, à propos duquel je reprendrai volontiers la définition formulée par Michel de Certeau : l’histoire fait office de sépulture aux morts pour qu’ils retournent moins tristes dans leurs tombeaux.

 

Le procès de Klaus Barbie a précisément donné une grande ampleur à la mémoire de la Shoah.

Oui et il faut se souvenir qu’en 1961, seulement 26 ans avant, au moment du procès d’Adolf Eichmann, il n’y avait quasiment rien. Du point de vue de la recherche historique, il n’y avait guère que les travaux de Léon Poliakov (Bréviaire de la haine) et ceux de Raul Hilberg (avec La Destruction des Juifs d’Europe). En à peine plus de trois décennies, la mémoire des camps a été prise en charge par les discours officiels. On se souvient particulièrement de celui que Jacques Chirac prononça le 16 juillet 1995, le jour de commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv sur la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs qui vivaient en France. Et bien sûr le 27 janvier 2005, lors de la très grande commémoration des soixante ans de la découverte d’Auschwitz, avec les discours de Vladimir Poutine au nom des libérateurs soviétiques, de Simone Veil au nom des Juifs assassinés, de Romani Rose au nom des Tziganes, de Wladyslaw Bartoszewski au nom des prisonniers politiques, devant tous les chefs d’États européens. Dans ces années, l’ONU et l’Unesco ont décidé d’organiser des journées internationales de commémoration.

“En à peine plus de trois décennies, la mémoire des camps a été prise en charge par les discours officiels”

 

Et cette mémoire de la Shoah prise en charge par les États, n’est-elle pas en train de s’affaiblir ?

Le temps passe… En 2005, je me souviens d’une atmosphère euphorique. Certes, il y avait eu le choc des attentats du 11-Septembre 2001, mais les pays d’Europe centrale étaient entrés dans l’Union européenne, la démocratie triomphait sur le Vieux Continent et l’enseignement de la Shoah devait contribuer puissamment à la construction européenne, à l’instauration des droits de l’homme et de la paix. Aujourd’hui, le service public audiovisuel continue de consacrer de larges programmes aux quatre-vingts ans de la découverte d’Auschwitz. Mais l’intérêt collectif décline : sur les chaînes privées, il n’y a pas grand-chose. De façon générale, la mémoire vive se meurt : les témoins d’envergure, comme Marceline Loridan-Ivens, Simone Veil, Claude Lanzmann, Elie Wiesel... ont disparu. Nous assistons donc à la première grande commémoration pratiquement sans témoins. Et au sein des familles, les grands-parents des enfants d’aujourd’hui sont nés après la guerre. Ne subsiste peu à peu qu’une mémoire culturelle soutenue par des films, des livres d’histoire, des documentaires, des mémoriaux, et des lieux de l’histoire, comme le camp d’Auschwitz, adaptés au tourisme de masse.

 

➤ À lire aussi : Faut-il visiter Auschwitz ?

 

Quel regard portez-vous sur ce qu’est devenu le camp d’Auschwitz, vous qui avez fait partie du premier voyage officiel de lycées français en 1988 ?

Il y a toujours une ambivalence. Une amie m’a dit : « On va bien au cimetière visiter ses morts au moins une fois dans sa vie. On ne vit pas sans ses morts. Or les morts d’Auschwitz sont ceux de l’humanité. Ils méritent qu’on les visite. » La première fois que j’y suis allée, j’ai pensé que je n’y reviendrais plus. J’y suis pourtant retournée de très nombreuses fois et à chaque voyage, je me dis : c’est le dernier. Que l’on soit croyant ou athée, Birkenau est un lieu sacré puisque le sacré est lié à la mort ; donc oui, c’est un immense cimetière. La visite permet aussi de comprendre certaines choses – au moins dans la géographie du camp –, elle a une portée pédagogique. En même temps, les objets du musée vieillissent, notamment ceux du bloc 4 qui contient les reliques, comme ces cheveux qui sont devenus jaunâtres. Surtout, quand un lieu accueille des millions de touristes, vous devez l’adapter : il faut des audioguides dans toutes les langues, des toilettes, un héliport pour les urgences, des points de restauration… Comment, dans ces conditions, peut-on laisser venir une émotion, imaginer ce qui s’est passé il y a plus de quatre-vingts ans désormais ?

 

La politique d’Israël et plus largement la guerre au Proche-Orient ne risquent-t-elles pas, enfin, de porter un coup à la dimension universelle de la mémoire d’Auschwitz ?

Je parlerais même d’une inversion de cette mémoire. La réaction israélienne aux attentats du 7 octobre 2024 a répandu dans le monde l’idée que les victimes étaient devenues les bourreaux. Malgré tout, en France, de nombreux voyages, notamment scolaires, ont encore été organisés l’an passé pour Auschwitz, et de nouveaux documentaires ont été tournés. Mais il ne faut pas se leurrer : le monde change, et savoir si Elon Musk a fait ou non un salut nazi n’a pas une grande importance en soi – ce qui compte, c’est son influence réelle sur la Maison-Blanche et les opinions publiques, et cette idée que la liberté d’expression autorise tous les mensonges. Le souhait de Donald Trump de se retirer de l’Organisation mondiale de la santé est aussi un signe important, celui de l’effondrement du monde institué après la Seconde Guerre mondiale. Il nous reste à comprendre ce temps nouveau. Marc Bloch l’avait noté dans L’Étrange Défaite (1946) : l’histoire doit nous permettre de penser le neuf et le surprenant. janvier 2025