Neurodivergence au travail, pourquoi une approche strictement médicale ne suffit pas

Pour gérer la neurodivergence au travail, beaucoup de dispositifs sont appliqués de manière mécanique à partir d’un diagnostic médical, ce qui ne semble pas toujours adapté.

Fév 3, 2025 - 19:01
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Neurodivergence au travail, pourquoi une approche strictement médicale ne suffit pas

Pour gérer la neurodivergence au travail, beaucoup de dispositifs sont appliqués de manière mécanique à partir d’un diagnostic médical, ce qui ne semble pas toujours adapté.


Bien qu’invisible et parfois méconnue, la neurodiversité est un fait de nos systèmes organisationnels. Elle représenterait environ 20 % de la population générale. Les personnes neurodivergentes restent cependant plus nombreuses en dehors du marché du travail ou dans des situations qui les obligent souvent à quitter leur emploi.

Le concept de neurodivergence est utilisé pour désigner les personnes ayant un fonctionnement neurocognitif s’éloignant de la norme. Elle peut prendre, entre autres, la forme de l’autisme, d’un déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité ou de difficultés d’apprentissage telles que la dysorthographie ou la dyslexie. La neuroatypie est un terme souvent utilisé de manière interchangeable avec la neurodivergence, par contraste à la neurotypie.

Certaines organisations ont certes mis en place des politiques favorisant l’inclusion de ces profils mais les dispositifs paraissent bien insuffisants. En menant une analyse critique de la littérature scientifique sur la question, nous avons pu nous rendre compte que l’approche médicale est au cœur des dispositifs d’inclusion. Et c’est dans ce paradigme sous-jacent que se nichent plusieurs enjeux, paradoxes et pistes de compréhension des limites des politiques mises en place.

Dans cette approche, un diagnostic médical sert à repérer, qualifier et orienter les dispositifs. Il peut certes constituer une vertu pour les personnes neurodivergentes car il permet de « mettre les mots sur », reconnaître et faire valoir des droits. Nous avons néanmoins identifié trois usages de ce diagnostic médical dans lesquels se nichent d’importantes limites : quand le diagnostic médical est utilisé pour catégoriser les individus de manière stricte, sans prendre en compte la variabilité des symptômes ; quand il conditionne l’accès à des adaptations dans l’organisation ; et quand les réponses apportées ne se fondent que sur ce document.

Catégorisation et stéréotypes

La neurodiversité se veut un continuum représentatif de la variabilité cognitive de la population, avec une infinité de nuances. Cependant, la littérature présente une forte tendance à catégoriser sur la base d’un diagnostic médical sans égards à aucune variabilité liée au contexte. En résulte souvent une scission entre normalité et atypie et surtout à une catégorisation automatique négligeant l’aspect complexe des profils neurodivergents et de leurs potentiels. Une fois l’étiquette autiste apposée, par exemple, elle est souvent associée à des comportements attendus que les gestionnaires et les collègues de travail se sont appropriés de manière automatique sans prise en compte de la personne. Cela entraîne de forts a priori quant aux compétences des personnes et de l’adéquation entre celle-ci et un rôle professionnel.

De fait, l’aspect indispensable du diagnostic néglige plusieurs enjeux. Entre autres, il relève à ce jour encore du privilège que d’accéder au diagnostic. Demandant de nombreuses ressources financières et de temps, il n’est pas accessible à toutes et tous. Certains profils y échappent, en raison de construits sociaux, à l’exemple des femmes autistes. Présentant bien souvent des manifestations plus intériorisées et ayant développé de fortes habiletés de camouflage social, il est fréquent que ces profils ne soient ni dépistés ni diagnostiqués.

La variabilité des manifestations se voit ainsi peu considérée et l’influence du contexte sous-estimé.

Un prérequis aux mesures adaptatives

Moment charnière et vulnérable pour une personne salariée (ou candidate à l’emploi), dévoiler sa neurodivergence reste à double tranchant : si cela permet l’accès à des mesures adaptatives, l’affirmer expose aussi à des formes de stigmatisation. Chez les principaux intéressés, la décision de se dire ou non neurodivergent sera souvent précipitée par l’apparente nécessité du diagnostic pour accéder à des aménagements.

Chargés de bonnes intentions, les programmes spécialisés d’inclusion des personnes neurodivergentes, ne peuvent souvent se déployer que s’il y a eu diagnostic médical et dévoilement de ce dernier. Le risque de généralisation entraîne une compartimentation des personnes selon leurs diagnostics et les préconceptions associées. Les personnes entrant dans ces programmes risquent alors d’évoluer dans un « corridor » organisationnel tantôt prédéterminé tantôt inconscient, limitant les opportunités d’avancement et de développement.

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On peut aussi observer des impacts sur la pression ressentie par les personnes neurodivergentes. Les organisations mobilisant souvent des arguments d’innovation et de performance pour appuyer leurs mesures neuroinclusives, les personnes concernées peuvent ressentir une pression de performance et de représentation, en plus d’avoir à sensibiliser l’entourage. Un « effet porte-parole » peut se développer : peu importe qui elle est, la personne va être considérée comme un exemple typique de quelque chose. Pour éviter ce phénomène, plusieurs personnes neurodivergentes consacreront d’importantes ressources à camoufler et à compenser leurs besoins, même lorsque l’organisation promeut l’inclusion de la neurodiversité.

Une orientation des pratiques organisationnelles

Enfin, le diagnostic médical influence la forme que prennent les adaptations organisationnelles. Des raccourcis se créent entre le diagnostic et le poste de travail idéal. Différentes mesures se verront « prescrites » d’emblée pour certains diagnostics, permettant peu de variabilité et de nuances dans les besoins exprimés. Il est encore fréquent (bien que la situation ait évolué) que l’on associe aux personnes autistes le besoin de tâches répétitives ou encore nécessitant peu d’interactions sociales. Pourtant, chaque personne autiste est différente. Plusieurs d’entre elles n’ont pas besoin de ces mesures et celles-ci peuvent même les desservir.

Arte.

Les dispositifs seront par ailleurs souvent calibrés par rapport à la neurotypie : il s’agit de faire en sorte que la personne neurodivergente puisse obtenir des performances selon les normes implicites plutôt que de réviser les attentes sociales et pratiques de manière qu’elles soient plus inclusives d’une diversité de profils cognitifs. L’entrevue d’embauche reste par exemple une étape fréquente des processus de recrutement misant bien souvent sur les aptitudes à se vendre et à communiquer selon des codes normatifs neurotypiques, parfois déconnectées des compétences nécessaires pour le poste visé, même pour une personne neurotypique.

Faire évoluer le paradigme

Sous-estimation de la variabilité des profils, minimisation du rôle du contexte, pression sur l’individu, non-reconnaissance des défis d’accès à un diagnostic, inadéquation des processus RH, voire des programmes d’inclusion avec les réels besoins des personnes, voilà ce qui émerge des recherches comme limite à une approche qui ne serait que médicale. Le diagnostic ne constitue pas en soi un élément d’exclusion à éradiquer. Pour bien des personnes neurodivergentes, il sera source de soulagement ou d’identification, permettant de nommer leurs profils et leurs besoins, de solliciter des services et du soutien, de faire reconnaître et valoir leurs droits. Discuter d’un changement de paradigme ne revient pas à effacer l’aspect médical de la conversation, mais plutôt à le flexibiliser, le nuancer.

Les approches sociale et relationnelle du handicap amènent à considérer les obstacles engendrés par l’environnement et les composantes relationnelles. Réfléchir sous ces prismes les adaptations organisationnelles permet de passer de la réactivité (je te donne accès parce que tu as un diagnostic) à la proactivité (la mesure est disponible à même l’environnement, toute personne en ressentant le besoin peut donc l’utiliser). Bien que la mesure soit mise en place pour un profil en particulier, elle peut éventuellement bénéficier à diverses personnes rendant l’organisation d’autant plus inclusive.

Par exemple, donner accès à un logiciel de correction de texte sera bénéfique à une personne dyslexique, mais aussi à la personne en apprentissage de la langue ou tout simplement fatiguée. Autre exemple, donner une liste de vérification est aidant pour des défis de mémoire, mais soutient finalement tout le monde.

Une approche proactive favorise l’inclusion de tout le monde tout en reconnaissant les forces et la légitimité des enjeux vécus par les personnes neurodivergentes.The Conversation

Fran Delhoume est cofondatrice et détient des parts dans Nüense, une firme-conseil spécialisée en neuroinclusion en milieu de travail.

Ewan Oiry et Pénélope Codello ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.