Le numérique en mâle de virilité ?

Le numérique reste un secteur masculin encore empreint de puissantes normes de virilité. Pourra-t-il constituer un environnement de travail équitable et sécurisant pour les femmes ?

Fév 3, 2025 - 19:01
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Le numérique en mâle de virilité ?

Le numérique reste un secteur encore imprégné de puissantes normes de virilité. Bien loin d’être des entreprises « castrées » et en manque d’« énergie masculine », elles doivent encore relever d’importants défis. Si le secteur doit évoluer, ne serait-ce pas pour offrir un environnement de travail équitable et sécurisant, où les femmes se sentent respectées, valorisées et en confiance ?


Entre les déclarations virilistes de Mark Zuckerberg et les dérives masculinistes d’Elon Musk, l’actualité suscite de nombreuses inquiétudes quant à l’inclusion des femmes dans le secteur du numérique. Mark Zuckerberg déclare ainsi récemment :

« Les choses sont allées trop loin de dire que la masculinité c’est toxique et qu’il faut s’en écarter. La culture d’entreprise s’est tournée vers une forme d’émasculation, et je m’en suis rendu compte quand j’ai fait des arts martiaux. Une culture qui célèbre un peu plus l’agression a ses mérites. Il faut plus d’énergie masculine. »

La littérature académique nous permet d’apprécier la pertinence de ces propos à l’échelle de la France.

Un secteur loin d’être « émasculé »

Une chose est certaine, c’est un secteur en France dans lequel les femmes sont très peu présentes : 29 % des effectifs sont des femmes et seulement 16 % dans les métiers techniques. Elles sont aussi moins valorisées : 70 % des hommes du secteur numérique sont cadres, contre seulement 62 % des femmes. Pourtant elles sont 70 % à être diplômées de l’enseignement supérieur long, contre 62 % des hommes. Une ironique inversion des chiffres, révélatrice d’inégalités persistantes.

Cette situation s’explique en partie par une orientation moindre des jeunes filles vers les filières scientifiques et techniques, influencée par des stéréotypes de genre persistants. Les filles sont souvent découragées de s’engager dans les filières scientifiques, en raison d’une perception culturelle associant ces disciplines à des compétences masculines. Ainsi, 40 % des étudiantes désireuses de s’engager dans cette carrière ont été confrontées à des messages décourageants. 17 % ont entendu dire que « ce n’était pas un métier de femmes ». 16 % redoutent un « milieu hostile ». 7 % ont été poussées à croire qu’elles « n’avaient pas le profil requis ».

Vers plus « d’énergie masculine » ?

L’étude du secteur semble démontrer qu’il n’en est pas dénué. Des entretiens menés par les autrices de cette tribune, avec des professionnels, hommes et femmes, révèlent les microagressions sexistes dont peuvent être victimes les femmes. Du simple étonnement à voir une femme dans un rôle technique aux « blagues » sexistes, la légitimité et les compétences des femmes dans le numérique semblent sans cesse remises en question. Par voie de conséquence, leur leadership y est difficilement reconnu.


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Même lorsqu’on sort du cadre du sexisme ordinaire et que les femmes subissent des faits de harcèlement sexuel caractérisé, elles reconnaissent ne pas en parler, par peur de la stigmatisation. On retrouve ici le phénomène de silencing, largement documenté dans la littérature : dans cet environnement où les femmes sont minoritaires, leur parole reste entravée, car faire partie du boy’s club semble favoriser la carrière. Mark Zuckerberg semble ainsi négliger les témoignages des femmes sur son environnement de travail :

« La culture de la Silicon Valley, agressive, misogyne, dédiée au travail à tout prix, a exclu les femmes de l’une des plus grandes créations de richesse de l’histoire. Il est temps de mettre fin aux “boys’ club”. »

Nous sommes donc bien loin des entreprises « culturellement castrées » cherchant à s’éloigner de l’énergie masculine. Les inégalités persistent et pourtant le discours se radicalise.

Une culture qui célèbre l’agression est-elle souhaitable ?

La recherche académique offre des outils pour répondre à cette question. Des auteurs étudient, par exemple, la culture masculine compétitive en milieu professionnel. Quatre dimensions sont alors prises en compte :

  1. L’intolérance à la vulnérabilité dans le travail ;

  2. La mise en avant de la force et de l’endurance ;

  3. La priorité donnée à la vie professionnelle sur la vie personnelle ;

  4. La promotion de la compétition.

Les auteurs ayant développé cette échelle ont, par ailleurs démontré que la culture masculine compétitive conduisait à des effets secondaires nocifs pour l’entreprise. Elle est étroitement liée à des relations toxiques entre collègues – intimidation ou harcèlement –, à une attitude négative des salariés vis-à-vis du travail – conduisant à des démissions ou du burn-out – et même à une mauvaise qualité de vie personnelle. Ils concluent qu’elle nuit autant aux organisations qu’à leurs employés, hommes comme femmes.

Contrat psychologique fragilisé

Nous avons utilisé l’échelle de la culture masculine compétitive pour analyser les réponses de 350 individus aux profils variés, en France. Nos résultats montrent que cette culture fragilise le contrat psychologique entre les salariés et leurs employeurs. Contrairement au contrat de travail formel, qui fixe des obligations juridiques explicites, le contrat psychologique repose sur des attentes tacites. Il regroupe le respect, le soutien ou les opportunités offerts par l’employeur, en échange de l’engagement, de la loyauté ou de la qualité du travail du salarié. Ce lien, fondé sur la réciprocité, joue un rôle clé dans la confiance et la satisfaction au travail.


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Nos données révèlent que dans les entreprises où la culture masculine compétitive est perçue comme dominante, les salariés estiment que leurs attentes implicites sont moins respectées, ce qui réduit leur confiance envers leur employeur. Cependant, cela n’amène pas nécessairement les employés à diminuer leurs propres engagements. En d’autres termes, ils continuent de travailler et de rester impliqués, ce qui pourrait suffire pour une entreprise comme Meta. Toutefois, si l’on s’intéresse uniquement aux hommes, on observe que plus la culture masculine compétitive est ressentie comme forte, moins ils considèrent s’investir dans leur travail. Par conséquent, en cherchant à « remasculiniser » ses équipes, Mark Zuckerberg pourrait bien voir l’engagement de ses employés s’éroder et le taux de rotation du personnel s’accélérer.

D’autres études tendent à montrer que la féminisation est un facteur de performance (notamment financière des entreprises).

Environnement de travail sécurisant

Que Mark Zuckerberg se rassure, si ce n’est pas vrai partout, le numérique, quand il joue un rôle important dans l’économie du pays, reste un secteur masculin encore empreint de puissantes normes de virilité. Pourtant dans le secteur, femmes et hommes expriment leur volonté que cela change. 31 % des personnes interrogées dans le cadre d’une étude en cours le valident.

Si des initiatives encouragent les jeunes filles à s’orienter vers ces métiers, il est également essentiel de poser cette question : le secteur constitue-t-il un environnement de travail équitable et sécurisant, où les femmes peuvent se sentir respectées, valorisées et en confiance ? Le rapport 2025 du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) souligne l’urgence de répondre à cette question. Il préconise notamment la création de labels évaluant les formations de prévention contre le sexisme, une initiative qui bénéficierait à tous les professionnels du secteur, à contre-courant pourtant des déclarations de leurs magnats.The Conversation

Mathilde Aubry est responsable de la chaire Digitalisation et Innovation au sein des Organisations et des Territoires et a reçu des financements du Credit Agricole Normandie et du groupe PTBG dans ce cadre.

Marina Ple est doctorante au sein du Laboratoire NIMEC de l’IAE de Caen, Université de Caen Normandie.

Sabrina Tanquerel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.