La guerre des nerds
On croyait que le monde de la tech et des réseaux sociaux assurerait la suprématie du wokisme jusqu'à la fin des temps. Autant dire que le virage spectaculaire de Musk puis de Zuckerberg a semé la panique dans le camp du Bien où on attaque ouvertement une liberté d'expression qui, selon Le Monde, est devenue l'arme des conservateurs. Il faut croire que la censure est celle des progressistes. L’article La guerre des nerds est apparu en premier sur Causeur.
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On croyait que le monde de la tech et des réseaux sociaux assurerait la suprématie du wokisme jusqu’à la fin des temps. Autant dire que le virage spectaculaire de Musk puis de Zuckerberg a semé la panique dans le camp du Bien où on attaque ouvertement une liberté d’expression qui, selon Le Monde, est devenue l’arme des conservateurs. Il faut croire que la censure est celle des progressistes.
On n’a pas tous lu McLuhan, mais on a tous appris que le média, c’est le message – autrement dit, que le tuyau façonne le contenu. Nés de l’accouplement entre la recherche militaire et le mouvement hippie, internet et le réseau planétaire (World Wide Web) allaient logiquement accoucher d’un monde sans entraves et sans temps morts (lire l’analyse historique de Gil Mihaely, pages 44-47). Sans frontières, et surtout sans verticalité. La technologie donnait corps à l’utopie communiste. Tous les hommes de bonne volonté du monde allaient se donner la main et organiser entre les cultures un échange égalitaire et profitable à tous. Je caricature à peine. Pendant les années 1990, on a vu débouler dans le débat toutes sortes de ravis de la crèche numérique. L’avenir radieux était à portée de clic. Un certain Pierre Lévy, après avoir élaboré une World philosophie, annonça la Cyberdémocratie. Internet allait supprimer la guerre et la famine. Et créer un homme nouveau – le pire c’est que cette partie de la prophétie s’est réalisée.
La révolution numérique a bouleversé tous les aspects de l’existence, elle n’a pas supprimé ces ressorts puissants des sociétés humaines que sont la compétition, l’appétit de pouvoir et la quête de profit. Le mythe fondateur est resté. À la génération suivante, lorsque de petits génies chevelus sortis des campus de la côte ouest inventent les réseaux sociaux dans leur garage, il se réactive spontanément. Qui critiquerait un réseau social, deux termes évoquant la grande fraternité humaine ? D’ailleurs, à l’époque, sur Facebook, on n’a pas, alors, des followers, mais des amis.
La nouvelle alliance Zuckerberg-Trump-Musk
La tech version Zuckerberg s’allie naturellement au gauchisme de Park Avenue, épousant les causes woke en vogue sur les campus, censurant à tour de bras les points de vue décrétés inacceptables de France Inter au New York Times. Alors que, dans tout l’Occident, monte le vote populiste, les réseaux sociaux contribuent à maintenir l’hégémonie culturelle de la gauche en privilégiant, dans le grand bastringue des opinions et des émotions, celles qui sont conformes à leurs mystérieuses « valeurs », valeurs traduites en code informatique dans l’alambic du fact-checking et des algorithmes.
Dans les salons progressistes, la conversion de Zuckerberg au trumpisme (disséquée par Loup Viallet, pages 50-52) est un coup de poignard dans le dos. Au risque de chagriner les idéalistes, elle ne s’explique pas par une subite prise de conscience démocratique, mais par les intérêts bien compris d’un secteur qui doit, pour répondre aux défis de l’IA, mettre un bémol à sa passion du climat (lire Jeremy Stubbs, pages 54-57). En tout cas, le gars y va fort : dans une sorte d’autocritique stalinienne inversée, il confesse avoir cédé aux pressions de l’administration Biden pour privilégier certains contenus. Désormais, comme sur X, la règle sera l’absence de règles.
La noble croisade contre les fake news cachait-elle de subtils stimuli idéologiques, on n’ose le croire. La plupart des agents inconscients de ce combat culturel n’y voient pas malice, puisqu’ils croient dur comme fer que leurs opinions sont la vérité.
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En attendant, c’est la panique au quartier général, où l’on pensait détenir pour l’éternité le droit d’arbitrer les élégances morales. Alors que les grandes entreprises abandonnent leurs programmes Diversité-Équité-Inclusion et que Blanche-Neige retrouve ses sept nains (la Belle au bois dormant attend toujours le retour de son prince congédié pour masculinité toxique), le camp du Bien perd ses nerfs. L’affolement de la presse qui ne trouve pas de mots assez durs ni d’hyperbole assez saignante pour qualifier le patron de X, désormais portraituré en nazi, est un spectacle assez réjouissant. Les adorateurs habituels de la libération de la parole fulminent de découvrir qu’elle bénéficie désormais à leurs adversaires. « Le free speech est devenu l’arme des conservateurs », se désole Le Monde. On en conclut que celle des progressistes, c’est la censure.
Dans les chaumières réacs, où l’élection de Trump était attendue avec autant de ferveur que l’arrivée du Messie dans les synagogues (et qui a finalement eu lieu avant), on ne cache pas sa joie. Musk, Zuckerberg-version musclée et les autres ont beau jeu de se présenter comme les défenseurs de la majorité silencieuse méprisée par les médias convenables.
Avec Donald et les « bros » (les brothers), la tech sera le porte-voix des sans-voix et des somewhere – des dépossédés, dirait Guilluy. Les jours du wokisme sont comptés, s’enthousiasme Samuel Lafont (pages 48-49).
Le risque est d’aboutir à une domination symétrique, comme dans cette nouvelle de Buzzati où les Américains deviennent communistes et les Russes capitalistes, de sorte que la guerre froide recommence dans l’autre sens. Autrement dit, s’il s’agit de remplacer le biais progressiste par un biais populiste, on ne sera guère avancés.
Tout réguler ou tout accepter ?
Il faut dire que la question de la bonne régulation est quasiment insoluble. Il est déjà difficile de définir les limites acceptables à la liberté d’expression au niveau d’une communauté nationale. À l’échelle planétaire, c’est impossible. Chacun fait ou pas la police chez soi en recourant à une panoplie allant de la surveillance policière à la liberté presque sans limites. Les lois nationales peinent cependant à rivaliser avec les règles édictées par les mastodontes américains.
Si on en croit leurs dirigeants, X et Meta fonctionnent désormais comme un marché totalement concurrentiel.
Le droit de dire n’importe quoi devient quasi absolu, le seul correctif étant apporté par les « notes de la communauté », autrement dit par vous et moi. Mais qui va se donner la peine d’expliquer à des platistes ou à des adorateurs de l’oignon qu’ils se trompent, après tout chacun sa lubie. Or, à partir du moment où tout le monde a le droit de s’exprimer, c’est la capacité à être entendu et relayé qui fait la différence. Et ce n’est pas le meilleur qui gagne, mais le plus bruyant ou celui qui surfe le mieux sur les émotions du moment.
Les inconvénients de la liberté sont toujours préférables à ceux de la censure. En attendant, ni la vox populi, qui peut déboucher sur la tyrannie de la majorité et la chasse en meute, ni la modération institutionnelle, qui repose nécessairement sur des partis-pris idéologiques, ne garantissent un débat à la loyale, c’est-à-dire un échange d’arguments entre gens civilisés. À vrai dire, notre seule chance d’approcher cet objectif serait de détruire la calamité historique qu’on appelle les réseaux sociaux. Mais on ne fera pas rentrer le tube dans le dentifrice.
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