Claude Tresmontant, ouvrier de la pensée
Claude Tresmontant, philosophe, métaphysicien et théologien féru de cosmologie a laissé une œuvre considérable aujourd’hui méconnue. En restaurant la pensée de cet homme qui se voyait comme un « ouvrier dans la vigne », son fils, notre ami Emmanuel, signe un livre original sur la filiation et la transmission... L’article Claude Tresmontant, ouvrier de la pensée est apparu en premier sur Causeur.
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Claude Tresmontant, philosophe, métaphysicien et théologien féru de cosmologie a laissé une œuvre considérable aujourd’hui méconnue. En restaurant la pensée de cet homme qui se voyait comme un « ouvrier dans la vigne », son fils, notre ami Emmanuel, signe un livre original sur la filiation et la transmission.
C’est autour de la figure du Père qu’Emmanuel Tresmontant a construit ce récit singulier qui se lit comme un roman. Mais ce témoignage venu des tripes et du cœur n’a rien de commun avec la Lettre au père (1919) dans laquelle Kafka tenta d’exorciser la peur que lui inspirait le sien. Pourquoi d’ailleurs aurait-on peur d’un père absent, qui abandonna sa famille pour en fonder une autre alors que le plus jeune de ses quatre fils, Emmanuel, avait tout juste un an ? Une histoire familiale somme toute banale si le père en question n’avait été Claude Tresmontant (1925-1997), philosophe chrétien et métaphysicien, théologien féru de cosmologie dont l’œuvre est considérable – une quarantaine d’ouvrages publiés entre 1953 et 1997 – et dont l’enseignement fascina les étudiants qui suivaient ses cours en Sorbonne jusqu’à ce que sa pensée, discréditée par ses pairs qui la jugeaient rétrograde, tombe dans l’oubli.
Or, c’est pour cette pensée que le dernier de ses fils se bat aujourd’hui avec ce mélange de détermination et de douceur qui caractérisa leurs échanges durant les sept années où ils se rencontrèrent dans un café place de la Sorbonne : « Je lui fis sentir que je n’étais pas venu le juger, ce qu’il pouvait m’apporter était plus important que tout. C’est ainsi que notre relation fut, je pense, belle et noble », écrit son fils, libéré du ressentiment comme de la colère, et de ce fait, capable de brosser de son père un « portrait au fusain », complexe et attachant, qui fait de lui un grand Vivant, au sens biblique du terme. Un père qu’il connut tardivement, et qu’il nomme tantôt Claude Tresmontant, tantôt Claude et parfois seulement « mon père », tout en refusant le titre de « fils à papa » autant que de « disciple béât ».
Catalogué comme « chrétien de gauche », Claude Tresmontant avait en réalité « un côté bohème et anarchiste » qui séduisit sa première épouse, dont Emmanuel dit tenir son caractère rêveur et son attrait pour le surnaturel. Mais ce « mélancolique ténébreux », cet homme « solitaire et obstiné » au corps vigoureux était aussi un ascète aimant se lever tôt pour travailler, et strictement végétarien depuis son séjour chez Célestin et Élise Freinet (1935-1939) qui furent ses parents de substitution alors que ses père et mère ne s’en occupaient guère. Plus ou moins abandonné dans ses jeunes années, Claude Tresmontant fut-il porté à reproduire ce qu’il avait lui-même enduré ? Toujours est-il que l’école Freinet l’a préparé à la philosophie telle qu’il la pratiqua plus tard dans le sillage de Bergson, de Blondel et de Teilhard de Chardin, tout en s’appuyant sur la pensée des auteurs médiévaux (saint Thomas, Duns Scot).
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Mais sa marque de fabrique la plus authentique fut d’être un « ouvrier dans la vigne » : un artisan au regard d’aigle qui ne maniait les abstractions que pour mieux revenir au concret, au « Réel objectif » qui réunit les hommes comme le fait un bon vin qu’on déguste en commun. Faut-il, dès lors, s’étonner qu’après que le père a cultivé toute sa vie la « vigne hébraïque » jusqu’à en extraire le suc le plus pur en restituant aux Évangiles canoniques « la saveur sauvage de l’hébreu », son fils Emmanuel soit devenu l’un des meilleurs connaisseurs en matière de gastronomie et de vins ? Une filiation reconquise sur la division familiale, car née d’une reconnaissance, d’une affection et d’un respect mutuels : « Le vin de mon père, j’ai mis des années à l’apprécier et à le comprendre. »
Ce livre qui émeut par sa sobriété rénove l’idée qu’on se fait en général de la filiation et de la transmission – de maître à disciple et de génération en génération – puisque c’est ici non seulement le père qui initia son fils à la philosophie chrétienne, mais c’est également le fils qui, devenu son disciple, travaille à promouvoir « l’œuvre séminale » de son père. Un engendrement réciproque en somme, de cœur à cœur et d’esprit à esprit, qui permet au lecteur de découvrir chez le père comme chez le fils un même goût pour la densité charnelle des mots autant que des choses : « Dans ses traductions, moi, j’entends le vent du désert, l’eau des fontaines, le cri des femmes venues toucher le vêtement du rabbi. »
Ponctué d’anecdotes elles aussi savoureuses sur quelques personnages célèbres (Malraux, Lévinas, BHL, Chouraqui…), ce récit témoigne également de la gravité, teintée de mélancolie, avec laquelle Claude Tresmontant envisageait le rôle de la philosophie dans un monde spirituellement sinistré. Il en attendait en effet qu’elle redonne le goût de la vie véritable à des générations gavées, depuis Nietzsche, de relativisme intellectuel et de nihilisme existentiel. Or, c’est peut-être là le point faible de cette philosophie, ou plutôt son talon d’Achille : avoir tenté de s’imposer contre l’idéologie « progressiste », alors dominante, en s’appuyant à la fois sur une retraduction des textes bibliques et sur les découvertes en biologie et en cosmologie qui tendent à prouver que l’existence d’un Être incréé, autant dire de Dieu, est indirectement avérée par l’évolution entropique de l’univers.
Par sa portée magistrale, une telle philosophie ne supporte pas de rivale, et celui qui la défend est condamné à régner en maître, ou à disparaître. Mais une telle maîtrise est-elle aujourd’hui envisageable au regard des philosophies qui occupent depuis des décennies le devant de la scène, et qu’Emmanuel Tresmontant situe la plupart du temps dans l’ombre de celle de son père, et non dans la lumière qui leur est propre. Il n’en demeure pas moins que si la Création continuée est à l’œuvre dans l’univers, comme l’affirmait Teilhard de Chardin, elle l’est aussi dans la relation que le fils continue d’entretenir avec son père qui lui a, dit-il, « donné les clefs » pour construire sa propre vie.
Emmanuel Tresmontant, Claude Tresmontant, un ouvrier dans la vigne : souvenirs sur mon père, Arcades Ambo, 2024.
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