Trump et le serpent de mer de la réforme de l’État fédéral

Quoi qu’il en dise, Donald Trump aura beaucoup de mal à tenir son engagement répété à réduire de façon drastique les dépenses du budget fédéral.

Jan 18, 2025 - 15:16
Trump et le serpent de mer de la réforme de l’État fédéral
Deux hommes d’affaires milliardaires, Elon Musk et Vivek Ramaswamy doivent être les maîtres d’œuvre d’un ambitieux plan de réduction des dépenses publiques. Capture d’écran d’une émission de la chaîne ABC 7 Chicago.

Licencier des dizaines de milliers de fonctionnaires sera très difficile. Réduire de 2 000 milliards de dollars par an les dépenses fédérales est un objectif totalement irréaliste. Et la nouvelle administration ne pourra ni ne voudra tailler là où sont les vraies dépenses, à savoir les milliards de dollars de commandes passées aux sous-traitants et de subventions qui alimentent un système opaque auquel la classe politique, côté républicain comme côté démocrate, ne souhaite rien changer.


Trois candidats au moins aux primaires républicaines – Ron DeSantis, Vivek Ramaswamy et Donald Trump – ont fait campagne sur la nécessité de réduire drastiquement le déficit budgétaire et de détricoter un État administratif envahissant avec son Code des décrets (Code of Federal Regulations, CFR) qui compte 180 000 pages de règles et règlements. C’est un thème classique des libertariens, traditionnellement favorables à un État aussi réduit que possible ; mais de l’ambition de rendre l’État moins tentaculaire on est arrivés, ces dernières années, au fantasme de parvenir au « zéro État ».

Plusieurs présidents ont essayé d’amaigrir l’État fédéral, dont le Démocrate Bill Clinton, qui avait confié à son vice-président Al Gore la mise en œuvre du programme « Reinventing the Government ». C’est Gore qui a obtenu les meilleurs résultats : 51 000 emplois fédéraux supprimés entre 1993 et 1998, dont 231 000 dans le secteur de la défense, 137 milliards de dollars d’économies et élimination de 640 000 pages de réglementations internes à l’administration et 16 000 pages de Federal Regulations.

Il n’est ni absurde ni illégitime de dénoncer les dépenses excessives, les dépassements de budget et les emplois apparemment superflus. Mais le diable est dans les détails.

« Postes politiques » et fonctionnaires de carrière

Trump annonce vouloir dégraisser le mammouth, pour reprendre une expression bien connue en France, par le biais de licenciements massifs et la suppression de plusieurs ministères. Mais il y a des garde-fous et des règles à respecter. À la fin de son premier mandat, le milliardaire new-yorkais avait promulgué un décret, dit « annexe F » qui lui aurait permis de licencier quelque 50 000 employés de l’État fédéral, en violation des garanties protégeant leur statut. Il n’a cependant pas eu le temps de le mettre en œuvre et Joe Biden l’a abrogé ; mais à présent, Trump a bien l’intention de le promulguer à nouveau.

Trump, comme ses prédécesseurs, peut nommer 4000 postes politiques, dont 1300 avec confirmation par le Sénat, les plus importants comme les ministres membres du cabinet, les responsables des agences ou les 93 Attorney General (avocats généraux).

Depuis Franklin D. Roosevelt, il existe un traitement différencié entre les postes dits « confidentiels et sensibles », où se déterminent les politiques publiques, et les autres postes occupés par des fonctionnaires de carrière. C’est la distinction par exemple entre, d’une part, les 93 Attorneys General nommés par le président (avec approbation du Sénat) dans les 93 ressorts judiciaires au plan fédéral et, d’autre part, les procureurs sous leurs ordres qui, eux, sont des fonctionnaires de carrière. Idem dans les agences.

En 1936, les deux partis étaient en faveur d’un système largement méritocratique qui favorisait la progression régulière des meilleurs fonctionnaires, avec une exception (de caractère limité) pour les postes « politiques ». Aucun des présidents successifs n’a abusé du système, ne procédant jamais à plus de 1590 nominations politiques.

Les garanties dont jouissent les fonctionnaires de carrière ont été précisées en 1978 dans la loi de réforme de la fonction publique (Civil Reform Act) puis dans la loi de 1990 qui complète le système en accordant spécifiquement aux fonctionnaires non politiques le droit de faire appel devant le Bureau de protection de la méritocratie en cas de licenciement non justifié.

Cette distinction entre les deux types de poste, et le caractère limité du nombre de nominations politiques, ont également été confirmés par les juridictions et, en particulier, par une décision de la cour d’appel du district de Columbia, dès 1953. Le ministre de la Justice du président Eisenhower avait licencié un juriste placé sur un poste non politique sans suivre les procédures applicables aux fonctionnaires de carrière. La cour d’appel de D.C. lui imposa de réintégrer le procureur.

Depuis cette décision, il est accepté que les employés qui sont mutés ou licenciés contre leur volonté conservent leur statut et les protections de la fonction publique. Ces dernières ont été renforcées durant l’administration Biden afin de rendre les limogeages massifs plus difficiles. Si comme lui-même et le fameux Projet 2025 élaboré par l’ultraconservatrice Fondation Heritage l’annoncent, Trump tente de limoger plusieurs milliers de fonctionnaires, jugés insuffisamment loyaux à sa personne, il sera confronté à tout un corpus législatif, réglementaire et judiciaire attestant que les postes politiques ne doivent jamais représenter qu’une infime minorité. En conséquence, il y aura des recours.

Le président élu a aussi annoncé sa volonté de supprimer ou de déplacer loin de Washington plusieurs ministères et agences afin, assure-t-il, de réduire le déficit budgétaire. Supprimer un ministère nécessite le vote d’une loi, ce qui ne sera pas si facile compte tenu des divisions au sein de la très petite majorité à la Chambre. Trump avait déjà essayé durant son premier mandat de déplacer certaines agences ; les études ont prouvé par exemple que la délocalisation du Bureau du Foncier (BLM) dans le Colorado avait finalement coûté 20 millions de dollars. Il n’empêche : Trump a déjà annoncé son intention de récidiver.

Elon Musk et les coupes sauvages

Dès son élection, Trump a nommé le milliardaire Elon Musk (qui a dépensé 270 millions de dollars pour le faire élire et a mis son réseau social X à son service) à la tête d’un bureau officieux baptisé Département de l’Efficacité gouvernementale (Department of Government Efficiency, DOGE), une structure qui, malgré son nom, n’est pas un ministère.

Musk et Vivek Ramaswamy, qui co-dirige le DOGE avec lui, ont annoncé vouloir supprimer 2000 milliards de dollars de dépenses fédérales, soit à peu près l’équivalent du déficit (1 900 milliards de dollars). Pour des raisons comptables, c’est irréalisable.

Les dépenses pour l’année budgétaire 2024 étaient de 6 800 milliards de dollars selon les chiffres du Congressional Budget Office, le Bureau du budget du Congrès américain.

Or, dans le budget, il faut distinguer, d’une part, les dépenses obligatoires – sécurité sociale (1 450 milliards de dollars), le programme de santé pour les plus de 65 ans (Medicare, 900 milliards de dollars) et le programme de santé destiné aux démunis (Medicaid, 860 milliards de dollars) qui augmentent automatiquement en fonction du nombre de bénéficiaires – et, d’autre part, les dépenses discrétionnaires qui doivent être votées chaque année. Même si Musk voulait supprimer l’intégralité de ces dernières, y compris les 870 milliards du budget de la défense et les intérêts de la dette (892 milliards de dollars), ce qui est impossible, le chiffre annoncé ne serait pas atteint. Voudrait-il aussi supprimer des personnels intouchables que sont les 16 000 contrôleurs aériens ou les 18 000 fonctionnaires de la sécurité des frontières, et bien d’autres… ?

Les dépenses ne sont pas où on le pense

Les objectifs sont d’autant plus irréalisables que les dépenses… ne sont pas où Trump prétend qu’elles sont. Le total des fonctionnaires est quasi stable depuis l’époque Reagan (autour de 2,2 millions de personnes) ; mais à ce chiffre il faut ajouter trois fois plus de salariés du privé, 7 millions, sont payés sur le budget fédéral. Parmi eux, 4,8 millions sont des sous-traitants et 2,3 millions des bénéficiaires de subventions (grants). L’État profond n’émane donc pas de la bureaucratie fédérale ; il est situé à l’extérieur, dans un labyrinthe touffu truffé de sous-traitants et de bénéficiaires de subventions publiques, réseau qui bénéficie à nombre d’acteurs qui font tout pour empêcher qu’il ne disparaisse.

Cette sous-traitance généralisée passe par quatre réseaux qui s’emmêlent et s’interpénètrent. Il y a d’abord de grosses entreprises avec à leur tête l’industrie de défense (déjà dénoncée en 1961 par le président Eisenhower qui avait stigmatisé le lobby militaro-industriel). Puis il y a les responsables des États et collectivités locales, qui dénoncent avec force l’État profond mais luttent férocement pour obtenir les dollars fédéraux dans leur État ou circonscription. Il y a aussi les organisations à but non lucratif qui bénéficient d’un régime fiscal favorable et obtiennent des budgets de plusieurs millions de dollars. Enfin, il y a les élus et assistants parlementaires qui ont un rôle ambigu.

Le Congrès fait mine d’user de son pouvoir de contrôle sur toutes ces dépenses, mais même lorsque la Cour des comptes (General Accountability Office) met en lumière des dépenses inutiles ou des matériels militaires qui ne conviennent plus à l’environnement de guerre hybride actuel, les élus s’opposent à la suppression des usines fabriquant des matériels certes obsolètes ou inutiles mais qui rapportent emplois et manne de dollars fédéraux à leur État ou circonscription. Ils ne veulent pas non plus réformer un système qui leur prépare un point de chute lucratif après leur mandat ou leur contrat.

Plus globalement, la polarisation actuelle sur le budget est aussi une façade commode pour les élus des deux partis, qui sont d’accord les uns pour taxer moins et les autres pour dépenser plus. Cela leur bénéficie puisque, en bonne partie grâce à ce discours, ils se font réélire à plus de 85 %, à la Chambre comme au Sénat.

Comme en France, peut-être faut-il regarder du côté des rentrées fiscales insuffisantes ? L’impôt sur le revenu (2 500 milliards de dollars), les taxes sur les salaires (1 600 milliards de dollars) et l’impôt sur les sociétés (525 milliards de dollars) qui rapportent déjà peu. Or, Trump veut rendre permanentes les baisses d’impôts de 2017, pour un coût estimé à au moins 5 000 milliards de dollars sur 10 ans… Et ce ne sont pas l’augmentation éventuelle de droits de douane sur les produits d’importation qui comblera le gouffre. On l’aura compris : aussi tonitruantes que soient les promesses de Trump et des deux co-dirigeants du DOGE, il y aura au final loin des annonces à la réalité. Mais des dizaines de fonctionnaires vont quitter leur poste de façon préventive et le fonctionnement de l’administration sera perturbé…The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.