Mission « tourisme balnéaire » à Gaza, débâcle à Franceinfo

Des ravages du commentaire… et de la déshumanisation. - 2010-... La désinformation continue / Palestine, Israël, Gaza, France Info (radio et télé)

Fév 8, 2025 - 11:17
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Mission « tourisme balnéaire » à Gaza, débâcle à Franceinfo

Le 5 février, Franceinfo consacrait l'émission « L'heure américaine » aux déclarations de Donald Trump, tenues la veille à la Maison Blanche au côté de Benyamin Netanyahou : transformer Gaza en « côte d'Azur du Moyen-Orient », sous « contrôle » des États-Unis. Lesquelles succèdent à ses propos revendiquant vouloir y « faire le ménage » en expulsant la population de Gaza vers l'Égypte et la Jordanie (25/01). Face à cela, Franceinfo opte pour un traitement éditorial en deux temps, dignes d'une dissonance cognitive pour le moins révélatrice du « journalisme » à l'heure des chaînes d'info…

« Gaza : la proposition sidérante de Donald Trump », dit le bandeau inaugural de Franceinfo, le 5 février, avant qu'un extrait du journal de France 2 soit diffusé en guise d'introduction à l'émission « L'heure américaine », au cours duquel un journaliste rappelle que les propos de Donald Trump sont « contraires au droit international ».

Dans cette première partie d'émission, d'une durée de 30 minutes environ, le présentateur Julien Benedetto et les quatre commentateurs qui l'entourent – deux journalistes et deux chercheurs – ne manquent pas de faire part de leur stupéfaction. « Choquant », juge le journaliste Dominique Simonnet ; « très choquant », renchérit Jérôme Viala-Gaudefroy. « Scandaleux », « provocateur », « outrancier » : le chercheur à l'IRIS, David Rigoulet-Roze, ne mâche pas non plus ses mots, appelant à « ne pas minimiser » ce type de déclarations. « Je ne sais pas s'il faut le prendre au sérieux mais en tout cas, il faut le prendre au tragique », poursuit l'éditorialiste de Franceinfo, Michel Mompontet, avant de déplorer une « réalité alternative totalement folle » et « un mépris extraordinaire des Palestiniens ». C'est un animateur également abasourdi qui s'exprime au moment de rapporter une « indignation planétaire », rappelant la position du « chef de l'ONU […] contre toute proposition de nettoyage ethnique », comme celle d'Amnesty International, dénonçant une « proposition de colonisation du 21ème siècle ». Julien Benedetto n'en démord pas : « On le redit hein : [le] déplacement forcé de population, c'est ce qu'il y a dans cette proposition de Donald Trump, c'est un crime de guerre. En fait, Donald Trump, il ne fait ni plus ni moins que de proposer… un crime de guerre ! »

C'est donc en toute logique que le plateau de Franceinfo va consacrer une deuxième partie d'émission à discuter… des conditions de sa mise en œuvre. Et ce n'est pas un « dérapage » du « flux » du commentariat à l'instant T puisqu'au moment où cette deuxième partie est annoncée entre en plateau, en remplacement de Jérôme Viala-Gaudefroy, un « expert » tout indiqué pour la « discussion », dont on comprend qu'elle était donc prévue : Franck Delvau, président de l'Union des métiers des industries et de l'hôtellerie d'Île-de-France. C'est Julien Benedetto qui l'introduit :

Julien Benedetto : Alors on a beaucoup parlé de l'aspect politique de cette proposition de Donald Trump. On va laisser la politique de côté pour un instant, on va accueillir Franck Delvau, bonsoir. […] On a voulu vous inviter ce soir parce qu'on a envie de voir si cette proposition de Trump, elle a vraiment vocation à exister sur le plan économique. On a beaucoup dit : Trump est aussi un promoteur immobilier, c'est comme ça qu'il négocie. La bande de Gaza en Riviera : est-ce que ça a du sens pour le professionnel du tourisme que vous êtes ? La bande de Gaza a des atouts. On l'a déjà dit.

Le basculement s'opère alors le plus naturellement du monde en plateau : aucun des invités préalablement outrés par les propos de Donald Trump ne signifie la moindre incompréhension quant à la tournure du « débat ». Tous s'apprêtent même à prendre part à cette « discussion » au cours des dix minutes suivantes, qui provoquera même quelques rires. Julien Benedetto avait du reste soigné la transition. Voyons plutôt :

Un « clip de la Direction nationale de la diplomatie publique, c'est un organisme qui est rattaché au Premier ministre ». Bel euphémisme pour ne pas parler de vidéo de propagande de l'État d'Israël, laquelle se trouve donc diffusée en intégralité, sans le moindre début de commencement de commentaire journalistique ensuite… par le service public.

Après cette petite facétie s'ouvre donc le « débat tourisme », sobrement titré en bandeau : « Gaza "Côte d'Azur" et si c'était possible ? » Nous le diffusons ci-dessous de manière presque exhaustive :

C'est assez rare pour être souligné, alors soulignons-le : après avoir été mise en cause sur les réseaux sociaux, la chaîne concède « un traitement totalement inapproprié et regrettable » (X, 6/02) et la SDJ, une « erreur éditoriale inadmissible, totalement hors de propos » (X, 7/02), Arrêt sur images indiquant y compris que le « rédacteur en chef de l'émission s'est provisoirement mis en retrait de l'antenne » (7/02). « Journalistiquement, éthiquement, déontologiquement et humainement, c'est profondément déplorable et totalement inexcusable », abonde le SNJ [1]. Dont acte. On se prend toutefois à imaginer à quoi auraient ressemblé les quinze derniers mois si des réactions similaires avaient été systématiquement de mise…

En l'occurrence ici, c'est bien le fait même qu'une telle séquence ait pu être pensée, puis avoir lieu, sans garde-fou, mais aussi le basculement du « débat » qui interrogent : dire que quelques minutes avant cette séquence, ce même plateau communiait dans l'indignation, Julien Benedetto allant jusqu'à écarquiller les yeux d'adhésion au moment où David Rigoulet-Roze étrillait Donald Trump, qui ne voit en Gaza que « des surfaces, […] pas un territoire ». Dire que quelques minutes plus tôt, l'éditorialiste de Franceinfo Michel Mompontet « décryptait » les stratégies de communication du Président américain d'un air entendu, sous les regards tout aussi entendus du plateau : « Il y a un incendiaire fou qui balance des trucs pour nous occuper et donc effectivement, maintenant on doit se poser une petite question : s'il nous occupe autant, qu'est-ce qu'il ne veut pas qu'on regarde ? »

À croire que sur un plateau de télévision, les journalistes sont plus aptes à voir la poutre dans l'œil du voisin américain plutôt que dans le leur : on peut ainsi « déceler » la nocivité de « stratégies de communication » pour mieux s'y engouffrer tête baissée l'instant d'après… et même dire pire.

De fait, cette séquence en dit d'abord très long sur les ravages du journalisme de commentaire et des formats qui lui sont associés : auto-intoxiqués au bavardage sur tout et n'importe quoi, de tous et n'importe qui, tout le temps, et dans n'importe quelles conditions, les professionnels de la parole publique baignent dans un quotidien où l'information est totalement dévaluée, où tout peut devenir un « produit journalistique » en puissance, où de légèreté en bouillie intellectuelle, « l'expertise » inconsistante est la norme.

Les routines professionnelles consistant à « catégoriser » à l'absurde les sujets d'information contribuent également à la dépolitisation générale, à vider les contenus de leur substance et de leur sens. « On va laisser la politique de côté » pour aller « sur le plan économique » : quel sens peut bien avoir cette manière de penser une « discussion » quelle qu'elle soit, et a fortiori celle-ci ? Aucun.

Enfin, il faut bien dire qu'au terme de quinze mois de dépolitisation structurelle de la question palestinienne dans les grands médias, de déshumanisation des Palestiniens et d'un nombre incalculable de séquences ayant consisté à normaliser le fait que tout un chacun puisse disserter de leur sort… sans eux, sans doute ne faut-il pas s'étonner qu'un plateau puisse ainsi larguer les amarres et naviguer à vue dans une « réalité alternative totalement folle », dixit l'un de ses protagonistes, en imaginant les conditions de réalisation pratico-pratiques d'une « Côte d'Azur à Gaza ».

Pauline Perrenot


[1] Voir également les communiqués de la CGT de France TV et de la CFDT de France TV.