Birmanie : une junte militaire fragilisée à la tête d’un pays en ruines

La junte au pouvoir ne contrôle plus que 21 % du territoire birman. Même si cette dictature est renversée, la crainte de voir le pays divisé sur le plan ethnique au sortir de la guerre civile demeure.

Fév 3, 2025 - 19:01
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Birmanie : une junte militaire fragilisée à la tête d’un pays en ruines
Dans l’État Kayah (Birmanie), en mai 2024, un soldat rebelle marche dans l’hôpital détruit de Daw Ta Ma Gyi, qui avait été bombardé par l’armée birmane en mars 2023. Amnesty International

La guerre civile birmane s’étire en longueur. Depuis 2021, la junte militaire au pouvoir poursuit sa lutte contre les milices rebelles, alors que ces dernières contrôlent désormais une bonne partie du territoire. Si l’issue du conflit reste imprévisible, du fait notamment de l’inaction des observateurs régionaux et internationaux, sortir de cette impasse ne suffira pas : l’économie du pays est exsangue et la population, confrontée aux violences du conflit et de l’exil, est traversée par des appartenances ethniques multiples qui pourraient ralentir le processus de reconstruction.


Il y a quatre ans, le 1er février 2021, l’armée birmane a mené un coup d’État contre le gouvernement démocratiquement élu d’Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la Paix 1991. Cette crise déclencha une guerre civile qui continue, à ce jour, de dévaster le pays.

Suu Kyi est toujours incarcérée par la junte au pouvoir (et placée en isolement depuis juillet 2022), à l’instar d’innombrables militants et opposants au régime. La Birmanie se trouve dans une véritable impasse.

La guerre a déclenché une crise économique qui a détruit les systèmes de santé et d’éducation birmans. La part de la population qui vit dans la pauvreté a doublé depuis le coup d’État. Et la détérioration du réseau électrique provoque, de surcroît, de vastes coupures de courant.

Des manifestants protestent dans la rue contre le putsch militaire, le 25 février 2021, à Taunggyi. R. Bociaga/Shutterstock

Selon les Nations unies, plus de 5 000 civils ont été tués et 3,3 millions de personnes ont été déplacées à cause des combats. Plus de 27 000 personnes ont également été arrêtées, et de nombreuses informations faisant état de violences sexuelles et d’actes de torture à l’égard de la population ont été publiées.

Néanmoins, les forces d’opposition, parmi lesquels des groupes ethniques armés et les Forces de défense du peuple (PDF) issues de la population civile – se sont renforcées et ont remporté une série de victoires contre la junte au pouvoir.

De nombreux civils se sont engagés dans la résistance contre la junte militaire, notamment dans les rangs des Forces de Défense du Peuple (PDF).

Le régime contrôle désormais moins de la moitié du pays. Les récentes pertes stratégiques pèsent lourdement sur les chefs militaires, et rendent crédible l’éventualité d’un effondrement soudain de la junte, qui pourrait se produire aussi rapidement que celui du régime d’Assad en Syrie en décembre 2024.

Alors que débute la cinquième année du conflit, deux éléments importants pourraient se révéler déterminants pour l’avenir du pays : les avancées des forces d’opposition sur le champ de bataille ; et la frailité extrême de l’économie birmane.

Publication postée le 2 janvier 2025 sur le réseau social X par le journaliste Thomas van Linge.

La junte perd du terrain face à la résistance armée…

À la suite des [succès militaires] de la force d’opposition Three Brotherhood Alliance (l’Alliance de la Fraternité en français) fin 2023, la Chine a négocié un cessez-le-feu entre la junte militaire et l’alliance rebelle, dans le nord de l’État Shan en janvier 2024.

Mais lorsque le cessez-le-feu a pris fin en juin dernier, l’Armée de l’alliance démocratique nationale du Myanmar (MNDAA), l’une des trois composantes de l’Alliance de la Fraternité, s’est emparée de la ville commerciale clé de Lashio, où se trouve l’un des quatorze commandements militaires régionaux de la junte que compte le pays. C’était la première fois qu’un de ces commandements tombait aux mains d’un groupe rebelle en l’espace de 50 années de régime militaire.

Les rebelles face aux défis de la gouvernance après la prise de Lashio (Birmanie).

Selon le ministère chinois des Affaires étrangères, Pékin a récemment négocié un nouveau cessez-le-feu entre la MNDAA et l’armée birmane. Les conditions n’ont pas été rendues publiques, mais à moins que les insurgés ne renoncent à Lashio et au commandement militaire – ce qui est peu probable – cela n’aura pas d’effet sur l’équilibre des forces.

En décembre 2024, l’armée a perdu un autre centre de commandement dans l’État de Rakhine (ouest de la Birmanie), au profit de l’armée d’Arakan, elle aussi membre de l’Alliance de la Fraternité. L’armée d’Arakan, qui contrôle désormais 14 des 17 municipalités de cet État, a déclaré qu’il était ouvert à des négociations en vue de mettre un terme aux combats. Mais ses offensives militaires ne cesseront que si les termes d’un éventuel accord lui sont extrêmement favorables.

Dans une grande étude réalisée fin 2024, la BBC a évalué que la junte ne contrôlait plus que 21 % du territoire birman, contre 42 % pour les groupes ethniques armés et autres forces d’opposition, le reste du pays demeurant disputé.

En guise de représailles, la junte a intensifié sa tactique dite de la « terre brûlée » dans les zones qui échappaient à son contrôle, notamment par des frappes à l’aveugle, mais aussi délibérées, contre des civils. Les réserves de combattants volontaires s’amenuisant, ses forces aériennes constituent aujourd’hui son principal avantage stratégique sur les forces d’opposition.

… et est acculée sur le plan économique

La situation économique du pays, quatre ans après le coup d’État, illustre à elle seule les dégâts provoqués par la guerre civile. La Birmanie traverse actuellement une crise économique et monétaire de grande ampleur.

Les progrès marginaux enregistrés au cours des dernières décennies en matière de développement économique, d’éducation, de lutte contre la malnutrition et de santé ont vite été anéantis. Les trois quarts de la population vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

Nombre de jeunes ont fui à l’étranger, rejoint des groupes de résistance ou s’efforcent de gagner leur vie en marge de la société. Leur situation a été encore fragilisée par la décision prise par la junte, en février dernier, de recourir à une loi sur la conscription – ancienne mais qui n’était jusqu’alors pas appliquée – afin de renforcer ses forces militaires, qui s’amenuisent. Les personnes éligibles qui refusent la conscription risquent cinq ans d’emprisonnement.

Une partie de la jeunesse birmane tente d’échapper à la conscription obligatoire en fuyant le pays.

Face aux victoires militaire de l’armée Arakan, la junte a créé un blocus autour d’une grande partie de l’État de Rakhine. Cette situation contribue à une pauvreté généralisée et expose la population de la région à une famine imminente. Deux millions de personnes pourraient être concernées.

La junte tente également de contrôler l’espace numérique. Pour ce faire, elle a adopté, début janvier, une nouvelle loi sur la cybersécurité. Désormais, l’utilisation d’un réseau privé virtuel (VPN) qui permet de rendre les activités sur le Net plus confidentielles, ou bien le partage d’informations provenant de sites Internet censurés par le pouvoir militaire, sont passibles de prison.

Fin du conflit, une population divisée : quel avenir pour la Birmanie ?

Les pays de l’Asean, organisation dont la Birmanie est membre, n’ont pas fait grand chose pour résoudre la crise, même s’ils ont rejeté la volonté de la junte militaire d’organiser des élections dans le courant de l’année 2025.


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Les désaccords entre les membres de l’Asean sur la stratégie à adopter en vue de régler la crise birmane ont empêché toute avancée sur la question. La Thaïlande a récemment décidé d’inviter le ministre des Affaires étrangères de la junte à prendre part à des discussions régionales sur la sécurité des frontières – et ce, même si la junte ne contrôle actuellement que peu de frontières de la Birmanie

Une dégradation économique accélérée pourrait aggraver la crise en Birmanie et pousser encore plus de personnes à s’exiler dans les pays voisins. Or les millions de Birmans qui vivent en Thaïlande ont déjà été à plusieurs reprises la cible de manifestations hostiles, de même que d’arrestations massives.

Publication du média Deutsche Welle sur le réseau social X datant du 19 mars 2024.

Compte tenu de la situation explosive du pays, le pouvoir de la junte pourrait-il s’effondrer de manière soudaine ? Cela semble peu probable. Contrairement à la Syrie, l’opposition en Birmanie n’est pas fortement soutenue par des acteurs internationaux majeurs. Le soutien de la Chine aux différents acteurs du conflit varie en fonction des calculs politiques qui lui sont profitables, tandis que les États-Unis et l’Union européenne n’ont apporté qu’un soutien matériel limité.

La junte est soutenue militairement par la Chine et la Russie, au grand dam de la population birmane, rudement touchée par le conflit.

De plus, l’armée, qui dirige le pays depuis près de 60 ans, dispose d’une longue expérience en matière de répression des mouvements insurrectionnels. Bien que les défections au sein de l’armée se poursuivent, la loi sur la conscription parvient à renflouer les effectifs – bien que la plupart des soldats soient réticents à servir la junte.

Il demeure que la chute de la dictature syrienne, et celle du gouvernement de Sheikh Hasina au Bangladesh (pays voisin de la Birmanie), montrent à quel point les régimes autoritaires peuvent se montrer fragiles, en particulier lorsqu’ils sont confrontés à la résistance de groupes armés rebelles et au mécontentement d’une population déterminée à voir advenir un ordre nouveau.


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Comme pour la Syrie, certains observateurs – en particulier la Chine – craignent de voir la Birmanie se diviser entre les groupes ethniques qui la composent – ce qui risquerait de dégrader encore plus la situation sécuritaire du pays. Un scénario catastrophe que Pékin essaie d’empêcher, notamment via l’envoi de sociétés de sécurité privées afin de protéger ses investissements stratégiques en Birmanie, et devenir un négociateur actif de cessez-le-feu.

Même si la junte peut être renversée, la création d’un système fédéral viable qui assurerait un partage du pouvoir équitable entre les différents groupes ethniques sera une tâche difficile. La question de la réintégration dse près d’un million de Rohingyas déplacés de l’autre côté de la frontière, au Bangladesh, représente un autre défi de taille.

Toutefois, pour la première fois depuis des années, l’optimisme règne quant à la possibilité de voir les forces d’opposition vaincre le régime militaire au pouvoir. Si l’opposition y parvient, elle devra alors se lancer dans la longue reconstruction d’un pays qui est aujourd’hui en ruines.The Conversation

Vice-président de l’université de Tasmanie, Nicholas Farrelly collabore avec un large éventail d’organisations et d’acteurs sur des questions éducatives, culturelles et politiques, notamment entre l’Asean et l’Australie. Il a déjà reçu des fonds du gouvernement australien pour des projets liés à l’Asie du Sud-Est et de le part de l’Australian Research Council. Il est membre du conseil consultatif de l’Asean-Australia Centre, un nouvel organisme du gouvernement australien. Il est également le vice-président du conseil d'administration de la NAATI, l’autorité d'accréditation des traducteurs et des interprètes du gouvernement australien. Il écrit ici à titre strictement personnel.

Adam Simpson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.