Trois souvenirs de David Lynch
Trois souvenirs de David Lynch nfoiry ven 17/01/2025 - 17:39 En savoir plus sur Trois souvenirs de David Lynch « “Il est impossible de raconter la vie d’une personne. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est de capturer le ‘Rosebud’ – le mystère – de chacun”, note David Lynch, en conclusion de sa biographie. Le réalisateur laisse effectivement après lui un mystère très épais : qu’est-ce qu’être lynchéen ?[CTA1]➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.“Rosebud”. C’est le mot prononcé à sa mort par le “citoyen Kane”, qui devient l’objet d’une enquête et le ressort du film d’Orson Welles. Qu’a-t-il bien voulu dire ? La question se pose partout chez David Lynch, qui a fait de l’obscurité sa matière favorite. Il en témoigne dans L’Espace du rêve (2018), coécrit avec la critique d’art Kristine McKenna : elle raconte le parcours du cinéaste à partir de témoignages dans un chapitre, il y répond dans le suivant, corrigeant ces impressions à l’aune de sa propre mémoire.Pour ma part, trois souvenirs personnels me reviennent qui témoignent de l’irrésistible mystère du réalisateur.Je me souviens d’avoir vu Elephant Man enfant. J’ai été marqué par sa familière étrangeté, dans la forme – le noir et blanc et un classicisme bizarre – comme dans l’âpreté du récit, qui peut parler à tout ceux qui se sentent “anormaux”. Il s’achève sur une chasse à l’homme où Joseph Merrick, après s’être échappé de la foire où il est exhibé, se trouve acculé dans la gare de Londres et s’écrie : “Je ne suis pas un animal ! Je suis un être humain. Je suis un homme.” C’est l’un de mes premiers souvenirs de cinéma et l’une des clés du monde de David Lynch : “Les gens ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas.” L’artiste, lui, apprivoise cette peur ; elle nourrit son art.Je me souviens aussi d’une “nuit David Lynch” au Champo, un cinéma du Quartier latin, à Paris. Entrés dans la salle en début de soirée, nous n’en ressortions qu’à l’aube. J’étais en salle 2 pour Mulholland Drive (2001), Blue Velvet (1986) et Sailor et Lula (1990). Réunis avec d’autres spectateurs fatigués par une même curiosité, j’ai éprouvé combien le désir lie le corps et l’esprit. Car les films de David Lynch nous entraînent de façon mimétique dans cet état, que décrit Spinoza. Comme l’écrivent Mathieu Potte-Bonneville et Pierre Zaoui dans le catalogue de l’exposition présentée au Frac Auvergne en 2012 : “Le désir, c’est-à-dire la conscience de son appétit corporel, effort pour persévérer dans son être en se connectant aux corps extérieurs, est ‘l’essence de l’homme’ chez Spinoza comme il est l’essence des dessins et du cinéma de David Lynch – tout part de lui, dans sa douleur comme dans sa joie. Et tout comme le désir chez Spinoza se subdivise ensuite en joie (augmentation de sa puissance d’affecter et d’être affecté – au sens d’une belle définition de l’artiste) et en tristesse (diminution) […], l’œuvre plastique comme cinématographique de David Lynch est elle-même une vaste modulation de nos différentes manières de désirer.”Je me souviens enfin avoir vu d’une traite la série Twin Peaks. C’était à l’occasion de la sortie de la troisième saison en 2017, presque trente ans après les deux premières. Elle n’offre aucune résolution mais déborde de détails qui paraissent faire signe. Dans sa biographie, Lynch dit, par exemple, adorer les rideaux, “parce qu'ils sont beaux en eux-mêmes, mais aussi parce qu'ils cachent quelque chose. Il y a quelque chose derrière le rideau et on ne sait pas si c'est bon ou mauvais.” Pacôme Thiellement goûte ainsi Twin Peaks comme un délice d’exégète. Le philosophe souligne dans La Main gauche de David Lynch qu’il n’y a “jamais eu ‘rien à comprendre’ aux films de David Lynch, et encore moins à Twin Peaks. […] Quelle qu’ait été la part du rêve éveillé ou de la vision dirigée dans l’élaboration de ces différentes images mouvantes, il ne s’agit pas non plus des productions de son inconscient. Bien au contraire, à l’instar de Dante pour la Divine Comédie, il s’agit de la constitution d’une poétique, et la poétique est toujours une communication par signes”.L’art de Lynch tiendrait, pour conclure, au génie du “ridicule sublime”, selon Slavoj Žižek. Soit à la capacité d’approcher, dans des objets ordinaires – le mode de vie américain, en l’occurence –, l’essence même du “réel”, qui est d’être vacant, de n’être rien qui transcende la réalité. Autrement dit, d’être un art de l’immanence. Et voici ce qui m’a peut-être tant plu chez lui : il rend l’étrangeté familière plus qu’inquiétante ; il fait de l’art l’expression d’un désir qui lie le corps et l’esprit ; il déjoue la tentation de comprendre au profit d’une interprétation des signes, préférant l’inachèvement à la clôture du sens. Un bon prétexte pour tout revoir ? » janvier 2025
« “Il est impossible de raconter la vie d’une personne. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est de capturer le ‘Rosebud’ – le mystère – de chacun”, note David Lynch, en conclusion de sa biographie. Le réalisateur laisse effectivement après lui un mystère très épais : qu’est-ce qu’être lynchéen ?
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➤ Vous lisez actuellement la Lettre de la rédaction de Philosophie magazine. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, abonnez-vous ! Cette newsletter est quotidienne et gratuite.
“Rosebud”. C’est le mot prononcé à sa mort par le “citoyen Kane”, qui devient l’objet d’une enquête et le ressort du film d’Orson Welles. Qu’a-t-il bien voulu dire ? La question se pose partout chez David Lynch, qui a fait de l’obscurité sa matière favorite. Il en témoigne dans L’Espace du rêve (2018), coécrit avec la critique d’art Kristine McKenna : elle raconte le parcours du cinéaste à partir de témoignages dans un chapitre, il y répond dans le suivant, corrigeant ces impressions à l’aune de sa propre mémoire.
Pour ma part, trois souvenirs personnels me reviennent qui témoignent de l’irrésistible mystère du réalisateur.
- Je me souviens d’avoir vu Elephant Man enfant. J’ai été marqué par sa familière étrangeté, dans la forme – le noir et blanc et un classicisme bizarre – comme dans l’âpreté du récit, qui peut parler à tout ceux qui se sentent “anormaux”. Il s’achève sur une chasse à l’homme où Joseph Merrick, après s’être échappé de la foire où il est exhibé, se trouve acculé dans la gare de Londres et s’écrie : “Je ne suis pas un animal ! Je suis un être humain. Je suis un homme.” C’est l’un de mes premiers souvenirs de cinéma et l’une des clés du monde de David Lynch : “Les gens ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas.” L’artiste, lui, apprivoise cette peur ; elle nourrit son art.
- Je me souviens aussi d’une “nuit David Lynch” au Champo, un cinéma du Quartier latin, à Paris. Entrés dans la salle en début de soirée, nous n’en ressortions qu’à l’aube. J’étais en salle 2 pour Mulholland Drive (2001), Blue Velvet (1986) et Sailor et Lula (1990). Réunis avec d’autres spectateurs fatigués par une même curiosité, j’ai éprouvé combien le désir lie le corps et l’esprit. Car les films de David Lynch nous entraînent de façon mimétique dans cet état, que décrit Spinoza. Comme l’écrivent Mathieu Potte-Bonneville et Pierre Zaoui dans le catalogue de l’exposition présentée au Frac Auvergne en 2012 : “Le désir, c’est-à-dire la conscience de son appétit corporel, effort pour persévérer dans son être en se connectant aux corps extérieurs, est ‘l’essence de l’homme’ chez Spinoza comme il est l’essence des dessins et du cinéma de David Lynch – tout part de lui, dans sa douleur comme dans sa joie. Et tout comme le désir chez Spinoza se subdivise ensuite en joie (augmentation de sa puissance d’affecter et d’être affecté – au sens d’une belle définition de l’artiste) et en tristesse (diminution) […], l’œuvre plastique comme cinématographique de David Lynch est elle-même une vaste modulation de nos différentes manières de désirer.”
- Je me souviens enfin avoir vu d’une traite la série Twin Peaks. C’était à l’occasion de la sortie de la troisième saison en 2017, presque trente ans après les deux premières. Elle n’offre aucune résolution mais déborde de détails qui paraissent faire signe. Dans sa biographie, Lynch dit, par exemple, adorer les rideaux, “parce qu'ils sont beaux en eux-mêmes, mais aussi parce qu'ils cachent quelque chose. Il y a quelque chose derrière le rideau et on ne sait pas si c'est bon ou mauvais.” Pacôme Thiellement goûte ainsi Twin Peaks comme un délice d’exégète. Le philosophe souligne dans La Main gauche de David Lynch qu’il n’y a “jamais eu ‘rien à comprendre’ aux films de David Lynch, et encore moins à Twin Peaks. […] Quelle qu’ait été la part du rêve éveillé ou de la vision dirigée dans l’élaboration de ces différentes images mouvantes, il ne s’agit pas non plus des productions de son inconscient. Bien au contraire, à l’instar de Dante pour la Divine Comédie, il s’agit de la constitution d’une poétique, et la poétique est toujours une communication par signes”.
L’art de Lynch tiendrait, pour conclure, au génie du “ridicule sublime”, selon Slavoj Žižek. Soit à la capacité d’approcher, dans des objets ordinaires – le mode de vie américain, en l’occurence –, l’essence même du “réel”, qui est d’être vacant, de n’être rien qui transcende la réalité. Autrement dit, d’être un art de l’immanence. Et voici ce qui m’a peut-être tant plu chez lui : il rend l’étrangeté familière plus qu’inquiétante ; il fait de l’art l’expression d’un désir qui lie le corps et l’esprit ; il déjoue la tentation de comprendre au profit d’une interprétation des signes, préférant l’inachèvement à la clôture du sens. Un bon prétexte pour tout revoir ? » janvier 2025