Smog à Delhi : la pollution agricole fait tousser la mégapole, mais n’est pas seule responsable
Chaque hiver, la mégapole de Delhi tousse à cause d’une pollution de l’air dangereuse. Le brûlis des pailles de riz par les agriculteurs n’est que l’une des causes d’un problème multifactoriel.
Des épisodes de pollution aux particules fines sévères touchent la mégapole de Delhi chaque année. Le brûlis des pailles de riz, à plusieurs centaines kilomètres de là, permet aux agriculteurs de l’État du Pendjab de passer rapidement de la culture du riz à celle du blé, mais péjore la qualité de l’air de la région. Un problème que les politiques agricoles indiennes peinent à résoudre, mais qui constitue également un problème structurel qui dépasse les frontières du pays.
Le 13 novembre 2024, le vice-président de l’Inde n’a pas pu atterrir à l’aéroport de Ludhiana (Pendjab) en raison de l’épaisse brume de pollution, alors qu’il devait inaugurer un colloque sur le changement climatique.
Dans le même temps, à Delhi, capitale de l’Inde, à 300 km, les indices de qualité de l’air viraient au catastrophique. La pollution aux particules fines PM2,5 (inférieures à 2,5 micromètres de diamètre) était 60 fois supérieure au seuil maximal défini par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Ce pic saisonnier survient tous les ans entre fin octobre et novembre du fait des brûlis des chaumes de riz dans les États du Pendjab et de l’Haryana, mais la pollution reste un problème chronique à Delhi. Entre 2017 et 2023, l’agglomération n’a connu en moyenne annuelle que cinq jours où la qualité de l’air soit acceptable.
Un enjeu de santé publique majeur
À elle seule, la pollution de l’air serait responsable de près de 12 % de la mortalité à Delhi. Elle causerait presque 2 millions de morts par an en Inde, et réduirait de 3 % le PIB du pays, selon la fondation Clean Air Fund.
La population concernée est plus nombreuse que celle de la France. La région administrative, qui inclut le territoire de Delhi mais aussi des districts appartenant aux États voisins (Haryana, Uttar Pradesh et Rajasthan) comptait 72 millions d’habitants en 2021. En réalité, presque toute la plaine du Gange est touchée par cette pollution, notamment en amont du fleuve, aux Pendjabs indien et pakistanais.
Une commission dédiée avait pourtant été créée en 2021 pour superviser la qualité de l’air de la capitale. C’est elle qui, en novembre 2024, a décidé d’activer le « stade IV » du plan d’action gradué (GRAP). À la clé : interdiction des camions dans la ville, arrêts des chantiers de construction, télétravail dans la moitié des bureaux…
Las : même si la Cour suprême indienne a rappelé en avril 2024 l’importance du « droit à un environnement pur », jusqu’à présent, les institutions n’ont pas réussi à remédier au problème.
Les causes plurielles de la pollution de l’air
70 % des besoins énergétiques de l’Inde sont couverts par le charbon, qui produit des particules fines et du dioxyde de soufre. La cuisine au bois, à la bouse ou au charbon dans les banlieues de Delhi produit également des PM2,5.
Il faut encore tenir compte de l’intense circulation routière, génératrice de particules fines et d’oxydes d’azote, sans oublier les pétards et feux d’artifice qui explosent chaque année pour la fête de Diwali fin octobre – même s’ils sont théoriquement interdits.
Dernier ingrédient de ce cocktail explosif, les pratiques agricoles : le brûlis des chaumes de riz, surtout au Pendjab et en Haryana, est tenu pour responsable de plus du tiers de la pollution en PM2,5 à Delhi lorsque les vents sont défavorables et l’anticyclone trop puissant. En effet, Delhi se trouve presque au cœur du bastion de la « révolution verte » et de sa modernisation agricole.
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« Course contre la montre » pour la productivité agricole
Depuis les années 1960, l’amélioration des variétés agricoles, l’irrigation par forages et les engrais chimiques ont assis la révolution verte indienne. Avec deux récoltes par an, la productivité de la terre dépasse souvent 80 quintaux par hectare, plus que la moyenne pour le blé en France.
Au Pendjab, toute la production de blé est achetée par l’État. Les agriculteurs dépendent donc des pouvoirs publics pour écouler leur production, mais en retour, l’État fédéral a besoin d’eux pour alimenter l’énorme machinerie alimentaire de la Food Corporation of India, l’organisation publique qui gère les achats et les reventes de grains. Aujourd’hui, les deux tiers des ménages indiens bénéficient de blé ou de riz très subventionnés, disponibles dans les boutiques du système de distribution public.
Cette agriculture intensive fait courir après le temps pour rentabiliser les terres et rapidement passer d’une culture à l’autre. Des moissonneuses-batteuses coupent les tiges de riz à la hauteur des épis, laissant en place des chaumes très longs qui ne subsistaient pas au temps où l’on moissonnait à la main.
Cette paille n’a aujourd’hui guère de valeur, étant donné que la mécanisation a supprimé les bœufs de trait qui pouvaient en être nourris. Le plus simple est donc de la brûler, ce qui peut apporter un peu de potasse au sol. En 2020, un tiers des chaumes du Pendjab et de l’Haryana étaient ainsi éliminés.
En 2024, les achats de l’État ont tardé en raison d’un problème de place pour stocker l’abondante récolte, ce qui a tendu encore plus le calendrier agricole. Le Pendjab et New Delhi se renvoient la balle à ce sujet, tandis que certains syndicats agricoles dénoncent une volonté du gouvernement fédéral de les « punir » suite aux manifestations de 2020-2021 qui avaient bloqué certaines routes menant à la capitale.
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La révolution verte a aussi des conséquences écologiques désastreuses. La surutilisation d’engrais chimiques et des assolements trop brutaux peuvent déstructurer le sol, ce qui favorise la formation de nuages de poussière qui contribuent à la pollution de l’air à Delhi. Par ailleurs, l’essor des forages individuels a permis de compenser la faiblesse de la mousson et donc de cultiver du riz au lieu d’autres céréales moins exigeantes en eau, mais les aquifères s’épuisent. En conséquence, le Pendjab a interdit de semer le riz avant le 10 mai, car les pluies n’arrivent qu’en juin.
Mais ceci retarde d’autant la moisson du riz et accélère d’autant la course contre la montre pour les agriculteurs soucieux de semer du blé avant la mi-novembre. Fallait-il préserver l’eau aux dépens de l’air ?
Des mesures trop souvent prises après coup
Les pouvoirs publics tendent à seulement réagir ex post. Par exemple, en n’interdisant les camions que lorsque la pollution de l’air atteint des niveaux dramatiques, tout en multipliant les camions vaporisateurs d’eau, dont la fonction est de rabattre au sol les particules fines.
En qui concerne les brûlis agricoles, l’État utilise à la fois la carotte et le bâton. D’abord la carotte :
L’administration subventionne des variétés de riz précoces qui mûrissent en trois mois seulement, ce qui laisse théoriquement le temps de récolter les chaumes pour valoriser leur biomasse, avant une date de moisson bien avant les vents d’ouest de novembre.
Elle encourage aussi la diversification des rotations agricoles qui existaient avant la révolution verte. L’État du Pendjab distribue désormais des semences de coton avec 30 % de subventions pour remplacer le blé.
Des incitations économiques sont promises aux petits exploitants ne brûlant pas leurs chaumes, à hauteur de 6250 roupies par hectare (environ 70 euros). Des semoirs perfectionnés (Happy Seeders), qui permettent de semer le blé tout en coupant les chaumes de riz, sont eux aussi subventionnés.
L’État finance enfin les agriculteurs qui utilisent des balleuses (outils permettant de décortiquer le riz et de faciliter la valorisation des coproduits végétaux). Ces derniers peuvent ensuite revendre les balles de paille aux industries du papier ou à de petites centrales thermiques à biomasse.
Mais l’État menace aussi du bâton :
le brûlis des chaumes est interdit sous peine d’amende – même si pour l’année 2019, sur 52 000 feux répertoriés au Pendjab, seule la moitié a donné lieu à des amendes. À de rares exceptions, celles-ci n’ont jamais été payées.
La variété de riz à longue maturation PUSA 44, très populaire en Inde, va être interdite en 2025 pour tenter d’avancer la date des moissons.
Malgré ces mesures, les feux persistent chaque année. Les statistiques du ministère de l’Agriculture indien sont régulièrement contestées par les experts.
Un échec avant tout politique
Pourquoi les agriculteurs continuent-ils de brûler les chaumes ? Les raisons sont à chercher à tous les niveaux, de la ferme jusqu’à l’État, fédéral comme provincial, et à l’international.
À l’échelle de l’exploitation tout d’abord :
Les variétés précoces produisent moins par hectare que les variétés à maturation plus longue,
Chaque année se pose la question de savoir si l'Etat les rachètera bien au prix plancher officiel,
Quant aux semoirs proposés, ils s’avèrent difficiles à utiliser. Malgré les subventions, ils représentent un investissement conséquent pour une utilisation de seulement quelques jours par an, pour des exploitations de petite taille.
Or les agriculteurs du Pendjab ou de l’Haryana sont plus endettés que la moyenne indienne du fait de l’intensivité de leurs systèmes de cultures : il faut donc produire davantage pour rembourser les emprunts. Rappelons que le taux de suicide des agriculteurs en Inde est supérieur à la moyenne nationale et souvent lié aux défauts de remboursement.
Les États fédérés sont dotés par la Constitution indienne d’importantes compétences en matière agricole, qui sont au moins égales à celles de l’État fédéral. Mais leur envie d’agir est limitée par le fait que bien des députés ont des liens avec l’agriculture, que les syndicats paysans sont puissants, et les agriculteurs nombreux. En Haryana, un État pourtant largement périurbain du fait de son appartenance partielle à l’agglomération de Delhi, 28 % de la population active travaillait dans l’agriculture en 2020-2021, un secteur comptant pour 21 % du PIB de l’État.
Dans ce contexte, les décisions de politique agricole peuvent facilement mécontenter de nombreux électeurs, et il est plus facile de masquer le problème. Des fonctionnaires auraient même communiqué aux agriculteurs les horaires de passage des deux satellites de la NASA à détecteurs infrarouges afin qu’ils démarrent leurs feux en dehors de ces derniers…
C’est aussi à l’échelle nationale qu’il faut aborder la question.
On rappellera d’abord que l’agglomération de Delhi ne s’appelle pas New Delhi. Celle-ci n’est qu’une « ville nouvelle » construite par les Britanniques pour en faire leur capitale, une commune à la minuscule population (250 000 habitants) par rapport au reste de l’agglomération. L’enjeu de la toponymie est d’autant plus important qu’une rivalité politique existe entre le gouvernement fédéral de New Delhi, dominé par le parti nationaliste-hindou (BJP) de Narendra Modi, et celui du Territoire de Delhi, géré par l’opposition (AAP, Parti de l’homme ordinaire).
Ces deux juridictions se renvoient la balle en matière de gestion de la pollution. L’AAP n’a de cesse de rappeler qu’un Territoire comme Delhi, même doté d’une assemblée législative, a moins de compétences constitutionnelles qu’un État à part entière comme l’Haryana. Cette rivalité politique se joue aussi entre États régionaux, puisque Delhi se trouve comme encerclé par des États gouvernés par le BJP : l’Uttar Pradesh et l’Haryana. Plus loin à l’ouest, cependant, le Pendjab est doté d’un gouvernement AAP.
Mais le fait est que New Delhi a besoin des États fédérés pour mener à bien sa politique agroalimentaire. Sur la saison 2023-2024, 70 % du blé et 34 % du riz distribué en Inde provenaient du Pendjab et d’Haryana.
Que vont devenir les stocks fédéraux si ces États se mettent à les remplacer par coton et maïs ? On pourrait certes y voir une occasion pour démarrer une transition agroécologique, d’autant que l’Inde est couramment en situation de surplus et ne sait que faire, la plupart du temps, de ses stocks. Elle est couramment première exportatrice mondiale de riz. L’État fédéral pourrait-il subventionner les agriculteurs qui abandonnent le riz pour d’autres céréales, à l’instar de ce que font le Pendjab ou l’Haryana ?
Le « nuage brun asiatique », un problème international
C’est enfin l’échelle internationale qui est concernée par les feux de chaumes. En 2024, à cause de vents soufflant parfois vers l’ouest, le Pakistan fut très touché par la pollution, notamment Lahore. Ce ne fut pas pour arranger les relations géopolitiques entre les deux frères ennemis que sont l’Inde et le Pakistan.
Mais c’est toute une partie de l’Asie, du Pakistan à la Chine, qui est régulièrement touchée par ce qu’on appelle le « nuage brun asiatique », clairement visible sur les images satellites presque toute l’année.
La responsabilité des agriculteurs apparaît alors limitée face à la pollution due à l’industrialisation et à l’urbanisation de tous ces pays.
La rémunération des agriculteurs, nerf de la guerre
Pour convaincre les agriculteurs de changer leurs pratiques, il faut leur assurer une rémunération juste. Des paiements pour services environnementaux pourraient être envisagés pour les dédommager de leur manque à gagner, mais cette notion reste à inventer en Inde. Les écorégimes et autres mesures agroenvironnementales et climatiques chères à la Politique agricole commune (PAC) européenne n’y existent pas.
La révolution verte est née à la même époque que la PAC, avec à peu près les mêmes outils et les mêmes objectifs, les mêmes réussites mais aussi les mêmes impacts négatifs. Dans les deux pays, une bifurcation agroécologique est nécessaire. Plutôt que de rêver à la valorisation des chaumes, ne faudrait-il pas réinventer un système de polyculture qui réintégrerait l’élevage – consommateur de chaumes et producteur d’engrais organique ?
Mais l’agriculture n’est qu’une cause – saisonnière – de la pollution – permanente – de la région de Delhi. La moitié de la pollution de l’air dans l’agglomération a pour origine Delhi elle-même. Les ménages aisés peuvent rester dans leurs domiciles équipés de purificateurs d’air, tandis que les ménages pauvres n’ont pas le choix et doivent sortir, pour travailler sur les chantiers, comme conducteurs de rickshaws ou comme domestiques chez les ménages riches.
Frédéric Landy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.