Lyrique: Un « Or du Rhin » sous l’emprise du transhumanisme

Calixto Bieito transpose l'opéra de Wagner dans une mise en scène futuriste, brutale et visionnaire... L’article Lyrique: Un « Or du Rhin » sous l’emprise du transhumanisme est apparu en premier sur Causeur.

Fév 1, 2025 - 16:18
 0
Lyrique: Un « Or du Rhin » sous l’emprise du transhumanisme

Calixto Bieito transpose l’opéra de Wagner dans une mise en scène futuriste, brutale et visionnaire…


Les trois filles du Rhin en combinaison de plongée ; le maître des dieux, Wotan, en costard noir de patron de multinationale ; son épouse Fricka, vamp en toilette léopard ; Loge le rusé demi-dieu du feu arborant un tee-shirt clinquant sous son deux-pièces ; le nain concupiscent Alberich bardé de câbles de connexion (fibre optique ?), tel un Lucifer de data center, tandis que Mime, son frère forgeron, comprime son obésité dans un débardeur loqueteux… Quant aux deux géants du Ring :  Fafner déguisé en cow-boy de foire, son frère Fasold aux allures de banquier tiré à quatre épingles … Costumes signés Ingo Krügler.

Un vaste rideau de plastique translucide ne tarde pas à se lever sur une muraille de plaques métalliques au pied duquel, sur une très longue banquette, commenceront à s’affronter les figures mythologiques de L’Or du Rhin – comme l’on sait, d’une seule coulée, sans entracte, le « prologue en quatre tableaux » des opéras qui consécutivement parachèvent la Tétralogie wagnérienne : La Walkyrie, Siegfried et enfin Le Crépuscule des Dieux.

Ici, le Ring, l’anneau qui donne son titre à la « saga », est un collier, et non pas une bague : son étau d’or massif enserre carrément le cou d’Alberich. Quant au heaume qui devra achever de couvrir Freia, disparue sous l’amoncellement des piécettes de la rançon, il prend forme humaine sous l’aspect d’un masque de résine… Nous voilà transportés dans l’univers de la virtualité numérique et du transhumanisme, des robots humanoïdes et des implants, régi par l’intelligence artificielle, au cœur d’une civilisation technicienne implacable, brutale, en proie aux catastrophes naturelles. La froide, mobile carapace du décor (signé Rebecca Ringst), structure aveuglée de vives clartés, nimbée de vidéos en arrière-plan (dont un travelling parcourant les coffres de la banque, où s’entassent les lingots) se greffe d’un pont-levis, seuil d’un Walhalla du troisième type… Dans l’apothéose finale apparaît en gros plan le visage innocent d’un petit enfant, le crâne percé de capteurs.

A lire aussi: Bouquineur, la soif de l’or!

Ainsi s’amorce visuellement, sous les auspices de Calixto Bieto, le cycle Des Ring des Nibelungen. Le « Ring » aura su se faire attendre sur la scène parisienne : la dernière production, avec Philippe Jordan au pupitre et Jürgen Krämer à la régie, remonte à 2013. Le metteur en scène catalan a dû ronger son frein, la funeste pandémie importée de Chine ayant ajourné jusqu’à aujourd’hui un projet initialement promis pour 2020. Voilà donc que nous arrive enfin, à l’Opéra-Bastille, le spectacle le plus attendu de la saison lyrique. Attente largement nourrie du suffrage porté à ses deux précédentes mises en scène, applaudies à tout rompre l’an passé dans cette même enceinte : Simon Boccanegra et The Exterminating Angel. L’Or du Rhin inaugure ainsi une programmation du « Ring » appelée à se continuer jusqu’en 2026.

Votre serviteur a parfois fait l’éloge, dans les pages de Causeur, des opéras proposés en version concert. Il va sans dire qu’avec L’Anneau de Nibelung, cette option est inconcevable, tant la musique a partie liée avec le texte et sa prosodie, et l’action avec sa représentation scénique. Les parti-pris très francs de Calixto Bieto ont le mérite d’une lisibilité, que d’aucuns jugeront fruste et candide, mais dont cet Or du Rhin  « big data »  préfigure au moins les développements : ils s’épanouiront dans les trois stations suivantes du « Ring » – un peu de patience !  

L’OR DU RHIN Herwig Prammer / OnP

En attendant, notre gloire nationale Ludovic Tézier ayant déclaré forfait il y a tout juste quelques semaines, le baryton-basse écossais Iain Paterson hérite du rôle redoutable de Wotan, qu’il assume avec moins de puissance dans l’émission vocale que d’étonnante subtilité dans le registre medium –  où il se montre le plus à l’aise. Eve-Maud Hubeaux campe une Fricka étincelante, tandis que le pitoyable Nime s’incarne magistralement dans le jeu scénique du ténor allemand Gerhard Siegel, habitué du rôle, et qu’on avait pu admirer déjà l’an passé à l’Opéra-Bastille en Hérode, dans Salomé.  C’est sous les traits de l’émérite baryton nord-américain Brian Mulligan, familier des rôles wagnériens, qu’Alberich déploie une éloquence vocale où résonne la tyrannique cruauté, l’arrogance fielleuse de celui qui se transformera en dragon et en crapaud… Dans l’emploi du sombre et rusé Loge flamboie le célèbre ténor néo-zélandais Simon O’Neill, encore un « wagnérien » d’exception. Sous la baguette du chef Pablo Heras-Casado (lequel, là même, l’an passé dirigeait Cosi fan tutte) sonne, cogne, rutile un Orchestre de l’Opéra de Paris décidément inégalable.

La malédiction du Niebelung n’en est qu’à ses prémisses. Attendons de voir ce que le talentueux et controversé Calixto Bieito nous réserve, lui qui, justement, se réserve de ne venir saluer son public qu’au terme du quatrième et ultime opéra, quand tombera le Crépuscule des dieux.     


L’Or du Rhin, Opéra de Richard Wagner. Avec Iain Paterson, Brian Mulligan, Gerhard Siegel, Matthew Cairns, Mika Kares, Kwanghul Youn, Eve-Maud Hubeaux, Eliza Boom, Marie-Nicole Lemieux, Margarita Polonskaya, Isabel Signoret, Katharina Magiera…    . Direction : Pablo-Heras-Casado. Mise en Scène : Calixto Bieito. Orchestre de l’Opéra national de Paris.

Opéra Bastille, les 5, 8, 11, 14, 19 février à 19h30, le 2 février à 14h30.

Durée : 2h30.

L’article Lyrique: Un « Or du Rhin » sous l’emprise du transhumanisme est apparu en premier sur Causeur.