Les élections en Allemagne, Roumanie et Pologne en 2025 à l’épreuve de la propagande russe
Ces prochains mois, l’Allemagne, la Roumanie et la Pologne vont connaître des scrutins sur lesquels la Russie cherche déjà à influer, d’une façon assez subtile.
Pour faire élire, dans les pays de l’UE, des responsables proches de ses vues, la Russie ne cherche pas nécessairement à convaincre les électeurs occidentaux qu’elle représente un modèle à suivre. Elle a opté pour une autre approche, qui cherche à discréditer les récits estampillés « mainstream » afin de favoriser les candidats qui se positionnent comme étant « contre le système »… et qui se révèlent souvent très compréhensifs envers Moscou et, notamment, envers sa guerre en Ukraine.
Trois élections majeures auront lieu en Europe centrale dans la première moitié de 2025. Toutes trois – en Allemagne, en Roumanie et en Pologne – présentent une importance stratégique pour la Russie. Moscou déploie déjà ses outils de désinformation pour les influencer.
Cette fois il ne s’agit pas pour le Kremlin, comme c’était le cas à l’époque de l’Union soviétique, de présenter la Russie comme un pays modèle et son leader comme un homme providentiel. À présent, l’objectif est avant tout, sans mentionner la Russie, d’approfondir les divisions existant dans les pays visés sur les thèmes les plus variés, comme la transition énergétique, les droits des minorités et la guerre en Ukraine, pour favoriser l’arrivée au pouvoir de partis et de personnalités qui conduiront une politique favorable aux intérêts du régime de Vladimir Poutine, notamment en fragilisant l’unité interne de l’Union européenne.
Les trois champs de bataille
Suite à la rupture de la coalition du gouvernement d’Olaf Scholz en novembre dernier, l’Allemagne organisera le 23 février 2025 des élections fédérales qui détermineront la composition de la vingt-et-unième législature du Bundestag.
Le 4 mai 2025, une élection présidentielle se tiendra en Roumanie, dans un contexte exceptionnel, la Cour constitutionnelle du pays ayant annulé le scrutin du 6 décembre 2024. Elle a estimé que le candidat surprise arrivé en tête au premier tour, Calin Georgescu, aurait été soutenu de façon illicite à travers une vaste campagne déployée sur TikTok. Les services de renseignement roumains suggèrent que la campagne de ce candidat « complotiste et souverainiste » aurait été orchestrée et sponsorisée par la Russie.
Cette décision a été accueillie tantôt avec enthousiasme (par le premier ministre Marcel Ciolacu), tantôt avec circonspection (par des candidats de l’opposition, notamment Elena Lasconi). Le 27 janvier 2025, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise) a publié un rapport « urgent » concernant la décision de la cour roumaine. Elle y note que les décisions de cet ordre – annulation d’une élection – devraient être prises dans des circonstances « très exceptionnelles » (ultima ratio), avec le recul nécessaire et dans la plus grande transparence.
On peut deviner que la Commission n’est pas convaincue que l’annulation de novembre 2024 remplissait tous ces critères, même si le texte n’est pas un avis sur le cas roumain, mais un exposé du droit constitutionnel comparatif concernant les conditions d’annulation des élections. Le pouvoir qui se trouve entre les mains de la Cour constitutionnelle roumaine s’approche ici d’un pouvoir absolu, notent les critiques libéraux.
Enfin, le 18 mai 2025, les Polonais vont élire, eux aussi, leur futur président (ou choisiront les deux candidats qui s’affronteront ensuite lors d’un second tour le 1er juin). Les deux favoris sont Karol Nawrocki, du parti de droite conservatrice Droit et Justice (PiS), et Rafal Trzaskowski, de la Coalition civique (KO), le parti de l’actuel premier ministre Donald Tusk.
Prolifération de deepfakes sur Facebook
La manipulation des réseaux sociaux, et notamment de Facebook, a été observée depuis des années. Les écrits de Carole Cadwalladr pour The Guardian ont montré, tout particulièrement depuis ses travaux de 2017-2018 sur Cambridge Analytica, que ceux qui manipulent les médias sociaux le font à l’aide d’une technique dite de micro-profilage, qui puise dans des théories psychologiques classiques.
Déjà en 2016, Cadwalladr a interrogé des chercheurs sur les conséquences de l’évolution du système d’information à l’ère des réseaux sociaux. Citant Martin Moore, du King’s College de Londres, elle a alors expliqué que « notre écosystème d’information numérique a permis aux plates-formes de trouver un moyen de “transgresser 150 ans de législation que nous avons élaborée pour rendre les élections justes et ouvertes” ».
Toutes les élections en 2025 se feront nécessairement dans l’ombre du scandale Cambridge Analytica, puisqu’elles se déroulent au moment où Mark Zuckerberg, le patron de Meta, a décidé de supprimer le système de fact-checking humain de sa plate-forme. Facebook répond ainsi, selon son créateur, à « un point de bascule culturel sur la priorisation de la liberté d’expression ». Ce point de bascule, c’était l’élection de Donald Trump en novembre 2024.
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En Pologne, Facebook est déjà prêt à « basculer ». Depuis décembre 2024, un flot de faux comptes a émergé sur la plate-forme. Ils utilisent des images touchantes de personnes âgées, souvent seules, toutes générées par l’intelligence artificielle. Les descriptions qui accompagnent les images jouent sur la solitude des seniors, montrés comme étant des agriculteurs, des habitants de petites communes, des travailleurs manuels. L’élégance des créations de l’IA associée à des descriptions touchantes provoque des avalanches de commentaires, preuve de l’efficacité de la manipulation émotionnelle. « J’ai fait un beau gâteau, mais il n’y avait personne pour me féliciter », dit une création de l’IA accompagnée par une pâtisserie elle aussi inexistante.
Les comptes et les groupes qui réunissent ces contenus sont, selon les observateurs polonais de cette tendance toute récente, conçus pour, ensuite, participer potentiellement à la formation de l’opinion publique grâce à des communautés de personnes réunies autour de ces nouveaux comptes dans la période électorale.
L’histoire du gâteau est devenue un mème en quelques jours, adapté par le monde du marketing. Ikea Pologne a notamment montré un fauteuil fait de brioches à la cannelle que son générateur d’images a préparé, et pour lequel il n’a pas été félicité non plus, « parce que tout le monde était en train de manger le fauteuil ». Mais les usages détournés faits pour un public familiarisé avec les codes du numérique cachent un problème réel : il existe un autre public qui, lui, va les prendre au sérieux.
Prévenir et guérir
La désinformation et la manipulation de l’opinion publique inquiètent les institutions. La Commission européenne fournit un ensemble d’outils pour reconnaître la désinformation et lutter contre elle.
En France, le Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM), fondé au sein du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), a publié en 2024 un rapport intitulé « Portal Kombat : un réseau structuré et coordonné de propagande prorusse ». Ce réseau a commencé à se former en 2013, pour devenir vraiment puissant en 2022, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Les sites créés autour de 2013 visaient à influencer l’opinion des Ukrainiens, et à les détourner des idées pro-européennes qui ont ensuite conduit à la révolution de Maïdan en février 2014. Il ne s’agissait pas alors – pas plus qu’aujourd’hui en tout cas – de portails très populaires. Ils sont toutefois très efficaces et produisent d’importantes quantités de messages (sur leurs pages web, ou sur des réseaux tels que Telegram). Cette base peut être mobilisée à un moment opportun.
L’Allemagne surveille les réseaux d’influence à travers l’Office fédéral de protection de la Constitution. L’institution a publié en novembre 2024 une analyse des dangers qui hantent les élections de février 2025. Elle a annoncé la création d’un groupe de travail sur ces questions, et a signalé les cyberattaques et les réseaux d’influence associatifs et intellectuels qui ont déjà montré leurs intentions lors des élections européennes de 2024. Les interventions dépassent la désinformation : un projet russe visant à assassiner Armin Papperger, le patron du fabricant d’armes allemand Rheinmetall, a été confirmé par un haut fonctionnaire de l’OTAN. Le complot a été déjoué par les services de renseignement américains et allemands.
L’Observatoire européen des médias numériques (EDMO) de la Commission européenne a de son côté identifié plusieurs fausses informations propagées dans le contexte des élections fédérales à venir, notamment un prétendu procès contre des milliers d’internautes inventé de toutes pièces attribué à la tête de liste des Verts Robert Habeck, ainsi que des manipulations à partir des résultats des sondages. Par exemple, une enquête d’opinion locale de Brandebourg, datant de septembre 2024, a été présentée comme « le dernier sondage » relatif aux élections fédérales.
À Varsovie, un travail sur « la guerre de désinformation de la Russie contre la Pologne » (titre d’un rapport de 2017) est mené au moins depuis 2014. Le dernier rapport analysant l’influence russe et biélorusse en Pologne dans les années 2004-2024 a été publié en janvier 2025. Il a été élaboré par une commission mise en place par le premier ministre Donald Tusk en mai 2024. Les résultats seront sans doute traduits dans des actions concrètes, puisque lors d’une conférence de presse le 28 janvier 2025, le ministère de la numérisation polonais a annoncé la mise en place d’un programme de protection des élections présidentielles, pour notamment « détecter et contrer la désinformation électorale ».
Le rapport, élaboré par douze chercheuses et chercheurs polonais, souligne que bien que la Russie continue de mener es activités classiques d’espionnage, elle utilise surtout d’autres moyens d’influence, relatifs à « la perception des événements et aux processus de prise de décision ». Autrement dit, elle tente d’influencer les électeurs et leurs opinions et croyances, et exerce des pressions sur les entités décisionnelles. Parmi les hypothèses les plus marquantes formulées dans le document se trouve celle d’une « guerre cognitive » (wojna kognitywna).
Concernant le discours politique, le rapport note que l’objectif du Kremlin est de « détruire la vérité » plutôt que de « rendre le mensonge plausible ». En conséquence : « dans le contexte de la guerre cognitive, nous n’avons généralement pas affaire à l’éloge de la Russie (même si de tels cas se sont également produits), mais plutôt à la destruction de l’image de l’Ukraine, son adversaire ».
Le rapport identifie les principaux récits diffusés par la guerre cognitive russe. Ceux-ci peuvent être divisés en quatre catégories :
L’OTAN et l’UE sont des pays oppressifs, hostiles et colonisateurs envers leurs membres.
La civilisation occidentale est en déclin, décadente et démoralisée.
Dans la guerre en Ukraine, la Russie est en train de gagner et doit gagner, l’Ukraine est un État en faillite et les Ukrainiens ne sont pas une nation. Il est impossible de vaincre la Russie (un État nucléaire qui a remporté la Grande Guerre patriotique).
Promotion des théories du complot pour porter atteinte à la confiance du public dans son gouvernement et ses médias mainstream (récits anti-vaccination, 5G, etc.).
Ces récits sont adaptés, selon les auteurs du rapport, à la situation polonaise, en faisant appel à « des peurs historiques profondément enracinées : celle de la perte de l’indépendance (aujourd’hui appelée par procuration “souveraineté” ou “droit à l’autodétermination”), d’un nouveau partage, de la domination allemande ou la consolidation du statut économique d’un paria, d’un pays colonisé, réduit à un réservoir de main-d’œuvre ».
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Il faut rappeler que le récit de la prétendue démoralisation généralisée de l’Occident date du XIXe siècle, et était présent d’abord Russie, et ensuite aussi en Allemagne, à travers le célèbre Der Untergang des Abendlandes – (Le Déclin de l’Occident) d’Oswald Spengler paru en 1918. Le philosophe Jacques Bouveresse a rappelé comment le journaliste autrichien Karl Kraus a vu en Spengler « le seul répondant philosophique que le national-socialisme pourrait à la rigueur invoquer ».
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Mais le déclin de l’Occident, ce sont en premier lieu les fantasmes des auteurs russes anonymes des Protocoles des Sages de Sion au début du XXe siècle, et ensuite les théories d’Alexandre Douguine, dont La Guerre des continents théorise la lutte des civilisations.
Ne pas se contenter de l’explication populiste
Le travail coordonné sur les opinions et les émotions des populations effectué – notamment – par la Russie ne permet plus l’interprétation des choix politiques populistes des électrices et des électeurs par le biais de leur exclusion sociale, économique ou culturelle. Ces facteurs restent clés ; mais la désinformation permise par les nouveaux médias dépasse de loin les divisions, et atteint toutes les couches sociales. La psychologie politique, la géopolitique et l’analyse des discours doivent accompagner les analyses sociologiques classiques du vote. Et cela, même s’il est raisonnable de s’attendre à des instrumentalisations politiques de la peur de la désinformation.
Anna C. Zielinska est membre de l’Association Européenne du Musée de l’Histoire des Juifs de Pologne POLIN, de la Société française pour la philosophie et la théorie juridiques et politiques, ainsi que de la Société française de philosophie.