Jean Moulin à Saint-Germain-des-Prés
On n’aura rarement autant parlé du déjeuner des best-sellers de L’Express que cette année. La présence de Jordan Bardella parmi les convives a provoqué une vague de désistements d’auteurs qui refusaient d’apparaître sur la traditionnelle photo de groupe, laquelle n’a finalement pas été prise cette année. Le commentaire d’Elisabeth Lévy... L’article Jean Moulin à Saint-Germain-des-Prés est apparu en premier sur Causeur.
On n’aura rarement autant parlé du déjeuner des best-sellers de L’Express que cette année. La présence de Jordan Bardella parmi les convives a provoqué une vague de désistements d’auteurs qui refusaient d’apparaître sur la traditionnelle photo de groupe, laquelle n’a finalement pas été prise cette année. Le commentaire d’Elisabeth Lévy.
Plusieurs écrivains boycottent le déjeuner des best-sellers de L’Express cette année. La liste des meilleures ventes de l’Express est une institution dans le milieu de l’édition. On regarde cela chaque semaine avec beaucoup d’attention. Elle est donc prolongée par le déjeuner des best-sellers, les « gros vendeurs », pour parler la langue de Molière. Ce déjeuner n’honore pas le talent mais le succès (qui peuvent aller ensemble). On pourrait critiquer cette logique qui place Rika Zaraï au-dessus de Houellebecq. Mais si plusieurs stars de la République des Lettres sèchent cette année les agapes, c’est à cause de Jordan Bardella qui, avec 140000 exemplaires vendus de Ce que je cherche, a gagné son couvert…
J’ai été étonnée de trouver dans cette liste Kamel Daoud, Prix Goncourt 2024, dont le courage intellectuel et politique est pourtant connu. Sinon, parmi les autres absents la presse cite David Foenkinos, Gaël Faye, Joël Dicker ou Franck Thilliez. Ils ne mangeront pas avec le diable même avec une longue cuillère.
En effet, après le repas, une photo de groupe est prévue. On ne peut pas empêcher Jordan Bardella d’écrire et de vendre, mais boire du champagne avec lui, jamais ! Des fois que ses idées soient contagieuses. Un Jean Moulin de Saint-Germain-des-Prés confie anonymement à Libération : « Pas question de banaliser le mal ». La banalité du mal, Arendt, Eichmann, Hitler. Rien que ça.
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Le pire, c’est que tout cela est évidemment du cirque. Aucun des boycotteurs ne croit que M. Bardella est vraiment dangereux. Ils ont peur du qu’en-dira-t-on. Ils veulent comme d’habitude étaler leur vertu. On peut toutefois trouver une excuse à Kamel Daoud : on peut comprendre sa lassitude d’être extrême-droitisé et menacé en conséquence.
Cependant, cette affaire est très anecdotique, me dit-on. Oui et non. Effectivement c’est une histoire de paillettes qui n’intéresse pas les vrais gens. Même si, entre les cinéastes, les théâtreux et les universitaires, la farandole des pétitions antifascistes finit par influencer l’opinion. Surtout, cette micro-affaire est une parabole de notre vie publique. On assiste depuis quarante ans à la reconduction à tous les étages – intellectuel, médiatique et politique – du cordon sanitaire qui a permis de nier, d’ostraciser, et de caricaturer une partie des Français. Pour les élites culturelles, les lecteurs et les électeurs de Bardella sont au mieux des ploucs au pire des fachos.
Je ne pense pas que le livre de Jordan Bardella soit un chef d’œuvre, mais cette négation de l’esprit des Lumières que ces beaux esprits prétendent défendre m’agace. On remplace l’argumentation et le désaccord civilisé par l’anathème. Il n’y a plus de contradicteurs et d’adversaires mais des ennemis du genre humain. L’intolérance devient une résistance. La devise de tous ces gens c’est : – Je ne partage pas vos idées et je me battrai pour que vous ne puissiez pas les exprimer !
C’est un ferment profond du blocage français, et l’un des facteurs de la paralysie politique actuelle : l’existence d’un parti avec qui toute alliance – même de circonstance sur un simple texte – est moralement interdite. Il est néanmoins légal, et rassemble des millions d’électeurs. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de jouer les vierges antifascistes effarouchées mais de faire un grand bras d’honneur à ces bobards et de traiter M. Bardella comme n’importe quel chef de parti d’une grande démocratie.
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio
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