Droit à l’avortement, une révolution démocratique
Il y a 50 ans était votée la loi Veil autorisant l’avortement. La maîtrise des grossesses est une révolution démocratique, car elle permet aux femmes d’accéder à la liberté et à l’égalité proclamées par le droit.
Il y a 50 ans, le 17 janvier 1975, était promulguée la loi Veil autorisant l’avortement. Pour la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, la conquête des droits à la contraception et à l’avortement représente une révolution politique. La maîtrise des grossesses par les femmes est le socle sur lequel elles peuvent réclamer la liberté et l’égalité qui leur avaient été jusque-là déniées. Extraits d’un article paru dans l’ouvrage De haute lutte, la révolution de l’avortement (CNRS Éditions).
La chose a été un peu oubliée, mais les revendications corporelles des féministes de la Deuxième Vague (début des années 1970) portent aussi l’aspiration à une sexualité libre, affranchie des contraintes et des normes qui l’encadrent et la restreignent. Une série d’initiatives lancées par des hommes partent du constat d’une misère sexuelle généralisée et d’une répression institutionnalisée pour en appeler à désinsérer la sexualité du cadre conjugal hétérosexuel au nom de sa contribution à l’épanouissement tant psychologique que social des individus. Mais la véritable révolution, ce sont les féministes qui l’enclenchent. Elles le font en réclamant une « libération sexuelle » à l’issue de laquelle « l’échange sexuel aurait lieu entre deux « sujets » et non pas entre un « sujet » et un « objet » ». De cette libération du corps, la conquête des droits à la contraception et à l’avortement constitue la première étape, celle qui permettra aux femmes de se débarrasser de l’angoisse immémoriale d’une grossesse non voulue et de commencer à vivre leur sexualité plus librement et plus joyeusement.
Nous savons que la révolution sexuelle n’a en réalité pas eu lieu dans les années 1970, la question du plaisir des femmes ayant été rapidement enfouie, il n’en reste pas moins qu’elle a produit un bouleversement de taille en opérant une double disjonction, entre conjugalité et sexualité d’une part, et entre sexualité et maternité d’autre part. Après avoir été définies pendant des siècles, des millénaires même, à l’aune de leur capacité procréatrice et de l’injonction à n’être que des épouses et des mères, les femmes accèdent à une condition qui fait d’elles des êtres potentiellement maternels et non plus irréductiblement maternels. Grâce aux droits à la contraception et à l’avortement, elles peuvent décider du moment de leurs grossesses, choisir le nombre d’enfants qu’elles souhaitent avoir, se projeter dans une existence éventuellement sans enfants. Par ailleurs, elles peuvent enfin éprouver la joie de relations sexuelles choisies, nombreuses et gratifiantes, autant de possibilités qui étaient restées l’apanage des seuls hommes.
Une élévation au rang de sujet démocratique
Cette prise de pouvoir sur leur corps est absolument inédite à l’échelle de l’histoire de l’humanité : elle extirpe les femmes du carcan de l’assignation maternelle, elle les élève aussi au rang de sujets démocratiques susceptibles de revendiquer la liberté et l’égalité qui leur avaient été jusque-là déniées. Car comment y aspirer lorsque l’on devait se résigner à des grossesses non désirées ? À quoi bon prétendre à l’autonomie sociale quand on subissait des enfantements à répétition ? Quelle égalité quand on risquait de mourir des conséquences d’un avortement clandestin ? L’enfermement des femmes dans un corps maternel vécu comme une fatalité constituait le verrou le plus solide du système patriarcal, l’argument immémorial ayant permis de les cantonner, tout au long des siècles et jusque dans la modernité démocratique, dans l’ordre inférieur des activités domestiques. Sur le fond théorique, la rupture est de taille, car ce n’est rien moins que le socle « corporel » du système patriarcal qui se trouve ébranlé.
La conquête des droits reproductifs ne confère pas seulement aux femmes la maîtrise de leur capacité procréatrice, elle redéfinit les fondements même de leur existence en la plaçant – enfin – sous le signe de l’autonomie. Désinsérées du cadre étroit de la vie familiale, elles vont pouvoir investir la vie sociale, dans tous ses aspects et à tous ses niveaux.
Certes, elles y participaient déjà, car les femmes ont toujours travaillé, dans les champs, les usines et les bureaux, mais elles n’étaient pas reconnues dans leur fonction économique, considérées comme une « armée de réserve » mobilisée en cas de guerre ou de pénurie de main-d’œuvre, leurs salaires étant perçus comme de simples compléments et leurs aspirations à investir les professions supérieures comme illégitimes.
Dans les années 1980, le taux d’activité féminine passe le cap des 50 % et ne cessera plus de croître. Dans ce contexte, la revendication à l’égalité professionnelle se déploie. Travailleuses de plein droit et susceptibles d’accéder à tous les métiers comme à tous les statuts, les femmes subissent en réalité de fortes discriminations. Le nœud du problème n’est pas immédiatement circonscrit, il faudra attendre l’entrée dans le XXIe siècle pour observer comment la féminisation massive de la sphère sociale a été synonyme pour les femmes occidentales d’un accroissement inouï de leur servitude. L’émancipation n’aura été possible qu’au prix d’une accumulation des obligations domestiques et des responsabilités professionnelles, produisant au quotidien un dédoublement existentiel que personne, pas même les féministes, ne repère ou ne s’autorise à dévoiler.
L’obligation d’assumer conjointement leur ancien rôle privé et leur nouveau rôle social constitue pourtant pour les femmes un ressort majeur d’inégalités et de vulnérabilité, chaque maternité étant synonyme d’une démultiplication des charges qui pèsent sur elles. Dans un contexte où il s’agit de faire en sorte qu’elles deviennent des hommes comme les autres, la question n’est cependant que très peu appréhendée par un féminisme qui par ailleurs se divise et s’émiette.
À partir des années 1980, la volonté de libérer les femmes de leur corps-carcan, qui était le socle de toutes les mobilisations féministes quelques années auparavant, cesse d’être un combat. Pendant quatre longues décennies, tout va se passer pour les femmes comme si la conquête des droits reproductifs les avait d’un coup de baguette magique transformées en des individus abstraits définis par leur seul statut juridique. Ce n’est pas le lieu de montrer comment, à partir des années 2010, cette logique de désincarnation a enfin été repérée et déniée, il s’agit surtout d’insister sur l’importance politique de la maîtrise de la capacité procréatrice pour les femmes dans un contexte de fragilisation des droits reproductifs au sein des démocraties occidentales.
L’atteinte aux droits reproductifs, une atteinte à la démocratie
Il faut le redire et le marteler, ce n’est qu’à partir du moment où elles ont été en mesure de décider du moment et du nombre de leurs grossesses, quand elles ont eu aussi le choix de ne pas avoir d’enfants du tout, que les Françaises sont devenues des sujets démocratiques comme les autres, au tournant des années 1970.
Convaincus de la force des principes gravés dans le marbre de nos constitutions et déclarations, nous avions vécu jusque-là, c’est-à-dire pendant près de deux siècles, dans l’illusion d’une démocratie achevée, prétendant même servir de modèle à l’échelle de la planète. La France, « patrie des droits de l’homme », n’était en effet le pays de la liberté et de l’égalité que pour les hommes. Les femmes, elles, définies comme des citoyennes simplement passives, n’avaient non seulement pas la possibilité de faire valoir leurs opinions, elles étaient par ailleurs privées de toute participation à la vie démocratique. Plus encore, l’obtention des droits de vote et d’éligibilité en 1944 ne leur avait pas permis de sortir de cette infériorisation politique.
Pour dire les choses comme elles ont été vécues par les femmes, tant que celles-ci sont restées assignées à la maternité, tant qu’elles n’ont pu faire autre chose que des enfants, tant qu’elles ont dû remplir leur devoir maternel vis-à-vis de la nation tout entière, elles sont demeurées des êtres infériorisés, tenus à l’écart du vivre-ensemble. Alors, certes, il aura fallu des progrès scientifiques et médicaux pour qu’advienne la possibilité d’une maîtrise de la fonction procréatrice, mais il n’en est pas moins frappant, pour ne pas dire scandaleux, que chacune des grandes avancées philosophiques et juridiques vers l’édification de nos systèmes démocratiques se soit faite avec la volonté explicite de ne pas inclure les femmes dans ce projet. Ce que cela révèle de notre histoire, c’est que jamais le cadre patriarcal structurant nos sociétés occidentales n’a été remis en question avant que les femmes décident elles-mêmes de le faire exploser.
Elles l’ont fait en obtenant d’abord le statut plein et entier de citoyennes, électrices et élues. Elles se sont ensuite attaquées au fondement de tout le système en conquérant le pouvoir de ne plus être seulement des corps reproducteurs. Avoir le choix de recourir à l’interruption volontaire de grossesse ne constitue pas seulement une immense liberté pour les femmes au niveau individuel, c’est aussi un acte politique d’une immense portée symbolique. Les droits reproductifs ont enclenché une véritable mutation anthropologique en établissant que les femmes n’étaient plus définies par leur fonction procréatrice. Ils leur ont permis de s’extirper du cadre domestique et d’investir le monde, aussi loin qu’elles le voulaient. Ils les ont aussi érigées au rang de sujets de droit pouvant légitimement réclamer pour elles la liberté et l’égalité dont les hommes s’étaient réservé le privilège. Voilà pourquoi toute restriction de cette possibilité constitue une atteinte grave, non seulement aux droits des femmes, mais aussi aux droits démocratiques fondamentaux.
L’entrée des femmes dans la modernité démocratique
Durant les quelque deux siècles d’enracinement de la démocratie occidentale, les femmes sont restées des citoyennes de façade, dotées certes des droits humains gravés dans le marbre des constitutions, mais toujours définies comme des sujets essentiellement privés, assignées au domestique et dépendantes des hommes, au sein d’un système patriarcal que les transformations modernes n’avaient pas détruit, pas même ébranlé. Il n’est donc pas abusif de parler de révolution féministe, car ce sont bien les luttes des années 1970 qui, en débarrassant les femmes du joug de la maternité impérative et en les autorisant ainsi à devenir des sujets pleinement sociaux, ont permis qu’elles fassent enfin leur entrée dans la modernité démocratique.
Il faudra en réécrire l’histoire pour l’expurger du mythe universaliste et rappeler que la proclamation de principe des droits de naissance n’a pas valu attribution ni expérience des libertés et de l’égalité pour tous les nouveaux individus, tant s’en faut. La chose a bien évidemment été repérée par celles et ceux qui ont porté au XXe siècle le combat pour les droits économiques et sociaux, relançant le projet démocratique dans une perspective socialiste soucieuse de faire advenir l’égalité réelle par-delà la simple égalité de naissance. Mais on a trop longtemps occulté le scandale de l’exclusion des femmes des bénéfices de l’émancipation humaine. Toujours enfermées dans l’immanence de leur soi-disant destin maternel, elles se sont vu dénier la légitimité de leur condition abstraite d’individu de droit, d’abord de façon explicite, par le long refus de leur octroyer le droit de vote, puis de façon plus tacite, en exigeant d’elles qu’elles demeurent les épouses fidèles et les mères dévouées prétendument nécessaires à l’épanouissement des sociétés occidentales.
Ce sont les militantes et les théoriciennes féministes de la Deuxième Vague qui les ont délivrées de ce carcan et ont ainsi parachevé le projet moderne de l’égalité. En luttant pour que les femmes obtiennent la maîtrise de leurs corps procréateurs, elles ont révélé l’inachèvement scandaleux d’une vie démocratique excluant les femmes. Il faut ainsi mesurer la portée cruciale de la conquête des droits reproductifs qui a initié une mutation de nature à la fois anthropologique (ce que c’est que d’être une femme a radicalement changé de sens) et politique (le socle millénaire du système patriarcal a été ébranlé). La revendication très incarnée du contrôle de la capacité reproductrice a abouti à une transformation finalement très abstraite puisqu’elle concerne la définition même de la subjectivité féminine désormais découplée de l’obligation maternelle. Mais elle a aussi profondément transformé notre monde commun en nous faisant entrer dans l’ère de la modernité démocratique pleinement advenue.
Défendre, garantir et consolider le droit à l’avortement, c’est donc bien davantage que lutter pour préserver une conquête féministe, c’est étayer l’un des piliers de la démocratie, ou s’efforcer de l’établir quand il n’existe pas, comme c’est le cas dans une majorité de pays encore aujourd’hui. Il ne s’agit de rien de moins que de garantir à toutes les femmes le statut d’individus libres et égaux en droit.
Camille Froidevaux-Metterie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.