Crashs d’avion, une si troublante fascination

Crashs d’avion, une si troublante fascination nfoiry sam 18/01/2025 - 10:00 En savoir plus sur Crashs d’avion, une si troublante fascination Le 29 décembre 2024, après avoir vainement tenté de déployer son train d’atterrissage au moment de toucher le sol, un avion de la compagnie sud-coréenne Jeju Air a fini sa course contre un mur, faisant 179 morts et 2 survivants. Depuis, notre journaliste Ariane Nicolas arpente les forums en ligne pour comprendre ce qu’il s’est passé et interroge ici son obsession pour les crashs aériens.[CTA2]De quoi avez-vous parlé le soir du Réveillon ? Pour ma part, essentiellement du crash du Boeing 737-800 de la compagnie sud-coréenne Jeju Air. Je n’avais pour ainsi dire que ça en tête depuis deux jours : pourquoi ces 179 passagers sont-ils morts ? Que s’est-il passé pour qu’un avion se pose en urgence sans train d’atterrissage ni aérofreins, et se fracasse dans un nuage de feu contre un muret en bout de piste ? Erreur technique, humaine, coup du sort… ou autre ?Je n’en suis pas forcément fière, mais les accidents d’avion me fascinent. Je crois ne pas être la seule : en 2020, Hervé Le Tellier recevait le prix Goncourt pour L’Anomalie, récit plus ou moins fantastique d’une énigme aérienne, inspirée de la série Lost, elle-même centrée autour d’un crash. Ma fréquentation assidue des comptes YouTube et des forums spécialisés me fait penser qu’il existe un monde parallèle où ces événements tragiques rendent insomniaques. Comment expliquer cette troublante fascination ?  L’effroi à son paroxysmeOn pourrait arguer que s’intéresser à la mort de passagers tient de la seule pulsion morbide, la même qui nous pousse à regarder des programmes sur les tueurs en série ou à fixer une intervention de pompiers après un accident de la route. Peut-être. Mais il me semble qu’autre chose, de plus fondamental, se joue dans les crashs d’avion de ligne, ceux qui captent le plus notre attention. Ces accidents impliquent une mort de masse : plusieurs centaines de personnes périssent dans la même seconde au même endroit. D’un coup, une béance fissure l’espace et le temps, un charnier se crée en plein vol ou à terre. Ce n’est pas tant notre empathie qui est sollicitée devant ces informations tragiques que notre ancestrale et collective peur de la mort. Quels événements donnent lieu à un tel effacement de corps en si peu de temps ? Même les guerres ou les déluges naturels tuent de manière plus asymétrique, distendue. Les crashs d’avion atteignent un paroxysme : face à eux, on a affaire à un condensé du néant. “Y penser paraît presque obscène, et pourtant. On y pense”Il arrive de plus en plus que des images de ces désintégrations nous parviennent. Le vol de Jeju Air a été filmé depuis l’extérieur, jusqu’à sa terrifiante explosion ; le crash de l’avion Azerbaijan Airlines, quelques jours plus tôt, avait été filmé par des passagers – dont plusieurs ont survécu – depuis l’intérieur de la cabine ; il y a cinq ans, on avait aussi pu voir l’avion ukrainien abattu par erreur par la défense iranienne… À chaque fois, l’esprit ne peut s’empêcher de penser à une chose : l’état de panique à bord. On regarde les images d’une carlingue silencieuse qui file vers l’abîme, et l’on imagine dans sa tête les hurlements insensés des passagers. On se figure l’effroi agrégé, le refus de mourir à l’état pur. Quand le copilote de l’A320 de la compagnie Germanwings s’est suicidé en fonçant dans une montagne, en 2015, les passagers ont eu des dizaines de secondes pour réaliser ce qu’il se passait, à mesure que l’avion se rapprochait du sol. Qu’ont-ils fait ? À quel point leur monde s’est-il désorganisé à ce moment ? Y penser paraît presque obscène, et pourtant. On y pense. Dans Masse et Puissance, l’écrivain Elias Canetti consacre un chapitre à la panique qui saisit l’assemblée d’un théâtre en flammes, et du désordre émotionnel et politique, qui s’ensuit : bien qu’entouré, dit-il, on n’est jamais aussi seul que dans un moment de panique.« Entre les rangées de sièges ne peut jamais passer qu'un homme à la fois, chacun est nettement séparé de l’autre ; chacun est assis à part, ramené à lui-même, chacun à sa place […]. Le revirement se manifeste dans les tendances individuelles les plus violentes : on pousse, on frappe, on piétine sauvagement tout autour de sol. Plus on lutte ‘pour sa propre vie’, plus il devient évident qu’on lutte contre les autres qui vous gênent de tous les côtés […]. Alors qu’on ne se sent plus masse, on continue d’être entièrement investi par la masse. La panique est une désintégration de la masse dans la masse. » La passion de l’enquêteAprès la sidération naît un réflexe presque dérisoire en pareilles circonstances, mais irrépressible : on veut savoir. Comprendre, mettre des mots, des schémas, des images, pour tenter d’ordonner le chaos. Quand un crash fait trembler l’actualité, la journaliste et autrice que je suis se transforme en pilote de ligne, en ingénieure aéronautique, météorologue, physi

Jan 18, 2025 - 11:27
Crashs d’avion, une si troublante fascination
Crashs d’avion, une si troublante fascination nfoiry sam 18/01/2025 - 10:00

Le 29 décembre 2024, après avoir vainement tenté de déployer son train d’atterrissage au moment de toucher le sol, un avion de la compagnie sud-coréenne Jeju Air a fini sa course contre un mur, faisant 179 morts et 2 survivants. Depuis, notre journaliste Ariane Nicolas arpente les forums en ligne pour comprendre ce qu’il s’est passé et interroge ici son obsession pour les crashs aériens.

[CTA2]


De quoi avez-vous parlé le soir du Réveillon ? Pour ma part, essentiellement du crash du Boeing 737-800 de la compagnie sud-coréenne Jeju Air. Je n’avais pour ainsi dire que ça en tête depuis deux jours : pourquoi ces 179 passagers sont-ils morts ? Que s’est-il passé pour qu’un avion se pose en urgence sans train d’atterrissage ni aérofreins, et se fracasse dans un nuage de feu contre un muret en bout de piste ? Erreur technique, humaine, coup du sort… ou autre ?

Je n’en suis pas forcément fière, mais les accidents d’avion me fascinent. Je crois ne pas être la seule : en 2020, Hervé Le Tellier recevait le prix Goncourt pour L’Anomalie, récit plus ou moins fantastique d’une énigme aérienne, inspirée de la série Lost, elle-même centrée autour d’un crash. Ma fréquentation assidue des comptes YouTube et des forums spécialisés me fait penser qu’il existe un monde parallèle où ces événements tragiques rendent insomniaques. Comment expliquer cette troublante fascination ? 

 

L’effroi à son paroxysme

On pourrait arguer que s’intéresser à la mort de passagers tient de la seule pulsion morbide, la même qui nous pousse à regarder des programmes sur les tueurs en série ou à fixer une intervention de pompiers après un accident de la route. Peut-être. Mais il me semble qu’autre chose, de plus fondamental, se joue dans les crashs d’avion de ligne, ceux qui captent le plus notre attention. Ces accidents impliquent une mort de masse : plusieurs centaines de personnes périssent dans la même seconde au même endroit. D’un coup, une béance fissure l’espace et le temps, un charnier se crée en plein vol ou à terre. Ce n’est pas tant notre empathie qui est sollicitée devant ces informations tragiques que notre ancestrale et collective peur de la mort. Quels événements donnent lieu à un tel effacement de corps en si peu de temps ? Même les guerres ou les déluges naturels tuent de manière plus asymétrique, distendue. Les crashs d’avion atteignent un paroxysme : face à eux, on a affaire à un condensé du néant. 

“Y penser paraît presque obscène, et pourtant. On y pense”

Il arrive de plus en plus que des images de ces désintégrations nous parviennent. Le vol de Jeju Air a été filmé depuis l’extérieur, jusqu’à sa terrifiante explosion ; le crash de l’avion Azerbaijan Airlines, quelques jours plus tôt, avait été filmé par des passagers – dont plusieurs ont survécu – depuis l’intérieur de la cabine ; il y a cinq ans, on avait aussi pu voir l’avion ukrainien abattu par erreur par la défense iranienne… À chaque fois, l’esprit ne peut s’empêcher de penser à une chose : l’état de panique à bord. On regarde les images d’une carlingue silencieuse qui file vers l’abîme, et l’on imagine dans sa tête les hurlements insensés des passagers. On se figure l’effroi agrégé, le refus de mourir à l’état pur. Quand le copilote de l’A320 de la compagnie Germanwings s’est suicidé en fonçant dans une montagne, en 2015, les passagers ont eu des dizaines de secondes pour réaliser ce qu’il se passait, à mesure que l’avion se rapprochait du sol. Qu’ont-ils fait ? À quel point leur monde s’est-il désorganisé à ce moment ? Y penser paraît presque obscène, et pourtant. On y pense. Dans Masse et Puissance, l’écrivain Elias Canetti consacre un chapitre à la panique qui saisit l’assemblée d’un théâtre en flammes, et du désordre émotionnel et politique, qui s’ensuit : bien qu’entouré, dit-il, on n’est jamais aussi seul que dans un moment de panique.

« Entre les rangées de sièges ne peut jamais passer qu'un homme à la fois, chacun est nettement séparé de l’autre ; chacun est assis à part, ramené à lui-même, chacun à sa place […]. Le revirement se manifeste dans les tendances individuelles les plus violentes : on pousse, on frappe, on piétine sauvagement tout autour de sol. Plus on lutte ‘pour sa propre vie’, plus il devient évident qu’on lutte contre les autres qui vous gênent de tous les côtés […]. Alors qu’on ne se sent plus masse, on continue d’être entièrement investi par la masse. La panique est une désintégration de la masse dans la masse. »

 

La passion de l’enquête

Après la sidération naît un réflexe presque dérisoire en pareilles circonstances, mais irrépressible : on veut savoir. Comprendre, mettre des mots, des schémas, des images, pour tenter d’ordonner le chaos. Quand un crash fait trembler l’actualité, la journaliste et autrice que je suis se transforme en pilote de ligne, en ingénieure aéronautique, météorologue, physicienne, géographe, architecte d’aéroport, urgentiste… J’ai bien conscience de mon incompétence dans tous ces domaines, mais je ne peux m’empêcher de chercher, telle une Sherlock Holmes des tarmacs. Je découvre comment fonctionne un avion (les circuits hydraulique et électrique configurés pour parer à une panne ; le pourcentage de freinage gagné grâce à l’inversion de poussée ; le système de batterie pour alimenter ou non les boîtes noires…) ; je me renseigne sur la formation des pilotes (la chaîne de commandement, l’interminable liste de vérifications à faire avant un atterrissage d’urgence, les heures de sommeil pas toujours respectées…) ; j’apprends des expressions (se poser « en lisse », se « vacher », les vols « red eye »), etc.

“La recherche de la vérité m’apparaît alors comme l’occupation la plus ‘solidement bonne et importante’ (René Descartes) qu’il puisse m’être donné d’avoir”

N'étant pas scientifique moi-même, je me plais à tester à mon petit niveau les vertus de la méthode scientifique, dont René Descartes a posé les bases modernes voici bientôt quatre siècles. Dans ses Méditations métaphysiques, le philosophe montre que l’erreur scientifique provient d’une inadéquation entre notre raison et notre volonté : la première est finie (les informations dont on dispose sur le réel sont limitées), tandis que la seconde, qui permet de donner son avis sur le vrai et le faux, est infinie (je suis libre de me prononcer entièrement comme je le souhaite). Notre volonté étant « plus ample que l’entendement », il faut poser certaines bornes pour bien enquêter : je ne peux assurer qu’une chose est vraie qu’à condition d’en avoir une connaissance « claire et distincte ». En tant qu’apprentie ingénieure aéronautique, je sais que je ne dispose pas du savoir nécessaire pour me prononcer avec certitude, car mon entendement est fini, mais j’accumule d’autant plus de données pour me prononcer de manière la moins approximative possible – tout en sachant que les experts auront le dernier mot. La recherche de la vérité m’apparaît alors comme l’occupation la plus « solidement bonne et importante » (Le Discours de la méthode) qu’il puisse m’être donné d’avoir. 

 

Un mystère qui subjugue

Il arrive toutefois que même les experts ne parviennent pas à comprendre les causes d’une catastrophe aérienne. C’est le cas pour le vol MH370 de la Malaysia Airlines, mystérieusement disparu dans l’océan Indien en 2014 après avoir eu une longue trajectoire erratique. D’autres accidents font toujours l’objet de débats, à l’instar du vol TWA 800 qui a explosé en vol en 1996 au large de New York, sans doute en raison d’une défaillance technique dont l’origine reste à déterminer – certains assurent qu’une bombe a provoqué la déflagration. Le vocabulaire mobilisé entretient l’idée d’une relation privilégiée entre aviation et mystère : on parle de « boîtes noires » et non de « boîtes orange » pour qualifier ces modules précieux, pourtant de couleur orange flashy (les rendant facilement repérables), outils qui enregistrent les données techniques de l’appareil et les conversations à bord. Quand le vol AF447 Rio-Paris s’est abîmé dans l’Atlantique en 2009, les commentateurs n’ont pas manqué de signaler qu’il était alors en train de traverser le « pot au noir », zone de transition entre les deux hémisphères où les conditions météo sont souvent chaotiques. Depuis, cet espace a quasiment été érigé en triangle des Bermudes de l’aviation dans l’imaginaire collectif. 

“Le mystère me rend le monde d’autant plus désirable que je n’ai pas de maîtrise totale sur lui et qu’il m’échappe”

La probabilité d’un échec à établir la vérité est grande, dans le cas des accidents d’avion, bien plus que pour d’autres catastrophes : les survivants (et donc les témoins, dont l’équipage, qui détient bien souvent la clé du mystère) sont rares, l’appareil est souvent détruit, difficile d’accès, et les questions politiques brouillent parfois la perspective d’établissement des faits, comme avec le vol MH370 qui est, pour certains, « une affaire d’État ». On peut alors se demander : en vérité, de quoi se nourrit le plaisir de l’enquête ? De la certitude que l’on arrivera à tout savoir, ou plutôt du plaisir humble de savoir que certaines choses continueront de nous échapper ? Si j’étais sûre de pouvoir tout trouver, tout connaître, je n’aurais peut-être plus tant envie de commencer à chercher. Le mystère n’est pas l’ignorance, ni l’incertitude : il a une force propre qui me rassure paradoxalement, il me rend le monde d’autant plus beau et désirable que je n’ai pas de maîtrise totale sur lui et qu’il m’échappe. C’est le sens du discours du Grand Inquisiteur dans les Frères Karamazov, de Dostoïevski : alors que ce personnage accuse Jésus d’avoir promu les valeurs d’amour et de liberté, jugées trop élevées selon lui pour les humains, il propose d’en cultiver trois autres, qui correspondraient davantage à notre nature :

« Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, l’autorité ! »

Ne retrouve-t-on pas ces trois éléments avec les crashs d’avion ? Le mystère fascine, excite les méninges ; la possibilité d’un miracle est toujours espérée et parfois avérée (pensons à l’atterrissage extraordinaire de l’avion sur la rivière Hudson par le commandant « Sully » en 2009) ; en dernier recours, l’autorité des éléments – la météo, la pression de l’air, la gravité – finit par s’imposer.

 

En prise avec le ciel

Cet élément de gravité est sans doute essentiel dans la fascination qu’exercent les crashs d’avion. Profondément contre-nature dans leur conception (depuis quand les humains volent-ils ?), les avions rivalisent avec les oiseaux en un lieu symboliquement rattaché au spirituel depuis des millénaires. Ces apparitions de carlingues blanches flottant dans le bleu du ciel sont peut-être ce qui se rapproche symboliquement le plus des anges, aujourd’hui, dans une version sécularisée et garnie de technique. Dans son livre L’Air et les Songes, Gaston Bachelard montre comment le rêve de voler, inhérent à la vie psychique humaine, s’est précisément métamorphosé au contact de la technique : le vol onirique, dans lequel l’humain se promène dans le ciel tel un dieu, a été remplacé par un rêve à composante « éminemment rationnelle » avec l’invention de l’aile. La figure d’Icare incarne cette mutation : il n’est plus question pour lui d’être un « Homme-oiseau » mais un pilote, assisté d’ailes de cire qu’il a lui-même confectionnées. Dans ce mythe, Icare, grisé par son invention, se rapproche trop du soleil, ce qui le mène à sa chute. 

Tous les crashs d’avion renverraient-ils in fine à ce mythe premier ? Ne constitueraient-ils pas un avertissement contre l’hubris humaine ? Certes, la technique permet en partie de rationaliser le monde et d’avoir prise sur lui. Mais être en prise avec le ciel est une tout autre affaire : en tant que créature tellurique, nous pouvons aussi nous demander si le domaine aérien ne devrait pas demeurer réservé aux songes, aux animaux merveilleux ou aux dieux.  janvier 2025